Les chiens de mon village et les hypothèses de Zoopolis
Les auteurs de Zoopolis font remarquer à quel point les américains sont étonnés quand ils sont en visite en France par les relations que nous entretenons avec nos chiens domestiques. Ils sont choqués de constater que nous emmenons nos chiens au restaurant, dans les boutiques, qu’ils voyagent avec nous dans les trains ou les bus, et, de manière générale, leur présence dans les espaces publics leur paraît relever d’autres mœurs. Aux États-Unis (surtout en milieu urbain), l’intégration des animaux de compagnie dans l’espace public est strictement encadré par un ensemble de règles fondées sur des préoccupations liées à l’hygiène, la santé et la sécurité.
« Vous pourriez croire que si les chiens sont intégrés dans ces espaces publics, il s’ensuivrait des épidémies de maladies et de blessures. Mais quand vous voyagez en France, observant des chiens un peu partout, vous faîtes le constat que la civilisation française ne s’est pas effondrée, et vous êtes bien forcés de réviser, de retour à la maison, vote jugement sur le bien-fondé de la manière extrêmement restrictive avec laquelle nous traitons nos animaux. » (Sue Donaldson & Will Kymlicka, Zoopolis, …, p. 114, ma traduction).
L’approche culturaliste concernant les rapports des chiens et des humains est passionnante (j’en dirais un mot un de ces jours), et je voudrais apporter ma petite pierre à ce sujet sous la forme d’observations « de terrain », mon point de vue étant ici extrêmement localisé : il s’agit du village dans lequel je vis, de mon jardin entouré de prairies à vaches ou fourragères.
Mes observations me conduisent à distinguer, dans ce village et ses alentours, trois sortes de relations entre les chiens et les hommes :
(1) Les chiens de compagnie vivent dans la maison ou dans le jardin des humains auxquels ils sont liés (leurs humains donc). Ils sont nourris, logés, soignés, tiennent compagnie aux humains qui les hébergent, humains qui les sortent de la maison plus ou moins souvent, etc. À moins qu’ils « s’échappent», ils ne sortent pas de leur enclos sans un humain qui les tient en laisse ou veille sur eux. Ils sont nommés, partagent l’intimité des humains qui vivent avec eux, et un certain nombre d’activités (on les amène au café, au restaurant, en vacances, etc). Au village, de nombreuses maisons comptent un ou plusieurs chiens de ce genre. Les habitants disent parfois qu’ils « servent de chiens de garde » — étant donné le taux de criminalité dans les environs, je suppose qu’il s’agit plutôt de justifier la présence d’un chien qui « ne sert à rien » (« un chien soupe », comme disent les anciens du village). De fait, la plupart des chiens aboient quand on vient à passer devant leur jardin, mais seuls quelques-uns se montrent véritablement hostiles. Mes propres chiens, un petit spitz et une épagneule breton appartiennent au monde de ces chiens de compagnie dans la mesure où mon jardin est clos — j’expliquerai par la suite pourquoi j’ai décidé d’empêcher mes chiens de sortir quand bon leur semble. Toutefois, étant donné mon mode de vie, mon goût pour les randonnées en montagne ou en forêt, hiver comme été, à pied ou à skis, mes chiens partagent avec moi la jouissance des grands espaces, des explorations en sous-bois, des descentes dans la neige fraîche. Autant dire qu’à l’instar des chiens de la deuxième catégorie décrits ci-dessous, ils disposent en pleine nature de la liberté de s’ébattre sans laisse et de vaquer à leurs occupations — en général, ils ne s’éloignent pas beaucoup de leur humain préféré. Ils rencontrent également fréquemment les chiens du voisinage, avec lesquels ils jouent durant des heures dans les prés alentours, et entretiennent des relations sophistiquées au sein de cette société canine (généralement pacifique).
(2) Les chiens libres d’aller et venir sont nombreux dans le village et c’est un constat qui m’a d’abord étonné. Ils sont en général attachés à une ferme (la commune compte une cinquantaine de petites fermes, qui pratiquent toute l’élevage, majoritairement bovin) : ils vivent à proximité des bâtiments, y dorment, s’y restaurent, y sont soignés le cas échéant, et entretiennent des liens affectifs plus ou moins marqués avec les habitants de la ferme. On peut penser qu’ils sont traités parfois de manière plus rude que les chiens de compagnie, mais c’est une idée fausse : il arrive toutefois que les mâles, à la période des chaleurs, se montrent agressifs entre eux, ou que les jeux dégénèrent, auquel cas les humains présents interviennent, parfois avec fermeté — j’ai été amené à plusieurs reprises à séparer de gros chiens engagés dans un combat féroce, et, dans ces circonstances, il vaut mieux parfois faire usage du bâton. Mais, de manière générale, ces chiens vivent comme des citoyens libres (free citizens) au village à la manière dont les auteurs de Zoopolis décrivent cette citoyenneté. Ils portent un nom et beaucoup d’habitants connaissent ce nom, s’arrêtent pour les caresser, leur parler. Le fait est qu’on les respecte et qu’on tient compte de leur présence et de leurs habitudes. Certains travaillent, œuvrent en tant que chiens de troupeaux — c’est le cas des nombreux border collie vivant sur la commune — d’autres se contentent d’accompagner leurs humains aux champs, suivant le tracteur ou les troupeaux sans exercer de tâches utiles à l’élevage des vaches. J’ai eu la chance de partager durant quelques mois l’existence d’une border collie, nommée Volt. Elle vivait dans une ferme à l’autre bout du village, mais se baladait souvent près de chez nous, avec Dick, un autre border bien connu au village, qui, dans la journée, dort près de la fontaine, sur une petite place en face de la mairie. Comme de grands chemins partent tout autour de notre jardin dans les prés, on voit chaque jour des tracteurs les emprunter, ou des troupeaux, et les chiens à leur suite. Dick aimait déjà faire une petite pause à la maison, pour grignoter un bout et obtenir quelques caresses. Bientôt, Volt prit l’habitude de nous visiter également, et, au bout de quelques semaines, elle avait pris ses aises et, comme les humains qui l’avaient élevée ne parvenaient pas à la garder à la ferme, nous avons proposé d’adopter la chienne. Durant tout l’été, elle dormait sous l’abri à bois de la maison, puis, dès septembre, carrément sur le divan dans mon bureau. Elle mangeait avec nous, mais, comme elle était de ces chiens qui n’ont pas l’habitude d’être enfermés, elle passait le plus clair de ses journées dehors, dans les près ou au village, avec d’autres chiens le plus souvent. Il m’arrivait de l’emmener en montagne, et elle adorait grimper dans le coffre de la voiture, dans lequel elle dormait parfois tout l’après-midi. Un de mes plus grands regrets, c’est de ne pas avoir partagé un hiver avec elle, car elle aurait certainement adoré m’accompagner dans mes sorties à skis de randonnée. Volt a quitté ce monde un jour d’octobre, alors qu’elle guettait un tracteur au mauvais endroit. Au moment de son dernier soupir, deux paysans, mon amie et un vétérinaire qui se trouvait là pour s’occuper des vaches, entouraient la chienne et l’humain qu’elle avait adopté — c’était un moment d’intense tristesse et chacun fit preuve d’un très grand respect pour l’animal. Les jours suivants son décès, de nombreux habitants me demandaient : « Qu’est-il arrivé à Volt ? On ne la voit plus. » Il en va ainsi pour la plupart des chiens qui se déplacent librement au village, ils font partie de la commune, on prend de leurs nouvelles au café le matin, on s’enquiert des naissances et des disparitions, des histoires circulent sur leurs exploits (Volt était connue pour ses escapades parfois lointaines sur les communes voisines). Quelques jours plus tard, nous avons adopté une épagneule breton (Iris) et clôturé le jardin.
La manière dont ces chiens investissent la géographie du village est fascinante : chacun est attaché à un endroit particulier, une ferme, une place, une rue, et, bien entendu, il y a le chien du café boulangerie, un border collie nommé Capi, qui veille sur la terrasse de ce point crucial pour la société locale — cette dernière remarque vaut aussi bien pour les humains que pour les chiens, car les deux sociétés apprécient manifestement de s’y retrouver. Autour de cette zone vitale, ces chiens « en liberté » investissent le village et ses alentours proches, visitant les autres chiens, suivant les activités agricoles, créant ainsi une sorte de société élargie (et, comme dans le cas de Volt, trouvant éventuellement d’autres maisons d’accueil, des endroits où se nourrir et se reposer). À cet espace s’ajoute un troisième, encore plus vaste, que j’appelle l’espace d’exploration, des prairies plus éloignées, de petits bois ou des abords de ruisseaux : on les rencontre parfois qui semblent chasser ou simplement se balader, parfois en petit groupe (deux à trois chiens au maximum). Plus exceptionnellement, et notamment quand la période des chaleurs bat son plein, certain(e)s peuvent parcourir plus d’une dizaine de kilomètres et visiter les communes voisines. Il arrive aussi qu’un chien suive un randonneur sur de longues distances. Et donc un animal peut se perdre — c’est assez fréquent pour les chiens de chasse, j’en dirai un mot infra., beaucoup plus rare concernant les « libres » chiens du village. Mais au village voisin, on aura tôt fait de repérer ce nouveau visiteur, et d’en informer le centre d’informations que constitue chez nous le café-boulangerie.
La sexualité des chiens libres de mon village semble poser assez peu de problèmes. Beaucoup de propriétaires de chiennes croient savoir qu’il est préférable pour leur protégée d’avoir vécu au moins une grossesse — après quoi, si l’on comprend bien, mais ce n’est pas toujours dit explicitement, il vaudrait mieux la stériliser. Vu la prééminence des border collie dans ce village, la plupart des chiots leur ressemblent. Pas plus tard qu’hier, la femme qui tient le café-boulangerie se réjouissait que son chien, un sympathique border nommé Capi, ait engendré une flopée de chiots dans la ferme d’à côté : la mère est une épagneule breton, les petits sont adorables, dit-elle, tous noirs, tous blancs ou bien bicolores. Elle n’avait aucune crainte sur le devenir de ces chiots, qui trouveraient sans peine, tant ils sont « mignons », des familles d’accueil chez les humains. Mais les mélanges, du point de vue de l’esthétique humaine, sont parfois considérés comme moins réussis : et il m’est arrivé au printemps dernier de découvrir avec horreur un cadavre de petit chiot à moitié enterré à côté d’un jardin potager. Tuer les nouveaux-nés est une pratique fréquente quand il s’agit de chats, peut-être plus difficile avec les chiens. Il n’empêche, cette question des naissances et donc de la sexualité chez les chiens libres du village est un point critique d’une approche éthique et morale de nos relations avec les animaux de compagnie, d’autant plus si on leur accorde un statut politique.
Un voisin, dont les parents possédaient une ferme, me dit que ces chiens sont des « chiens soupe », ce qui signifie qu’ils ne travaillent pas, qu’ils sont juste bons à se nourrir auprès des humains — c’est dit avec un mélange de reproche et d’envie : « ils ont bien de la chance eux ! ». De fait, les chiens du village me semblent heureux et épanouis autant qu’on puisse l’être. Ils doivent cette liberté et cette tranquillité à la bienveillance des habitants, parfois un peu rudes, mais tellement habitués à la présence des animaux qu’il ne leur viendrait pas à l’esprit d’enfermer ou d’enchaîner ces chiens ou que ce soit. Si toutefois un chien se trouve enchaîné, l’affaire fait assez vite le tour du village, et son propriétaire ne manque pas de se justifier (il peut y avoir des raisons pour cela : un gros chien peut s’avérer trop agressif, pousser ses escapades trop loin, il n’empêche, ce n’est pas un comportement qui va de soi dans notre village).
Je me souviens néanmoins d’un épisode de politique locale intéressant. Certains voisins avaient alerté l’ancienne maire de la commune sur le danger que la circulation sur la route principale d’accès au village faisaient courir aux enfants et aux chiens. Ils préconisaient d’installer des systèmes obligeant les automobilistes à ralentir. C’était là une situation propre à ravir les auteurs de Zoopolis : une problématique politique considérant les enfants et les animaux comme citoyens à part entière. Il leur fut répondu que les parents des enfants et les propriétaires des chiens n’avaient qu’à les empêcher de divaguer, et que d’ailleurs, il existait des lois interdisant la divagation des chiens. Autrement dit, là où je préconise d’affirmer la citoyenneté des chiens libres d’aller et venir autour de leur habitation principale, la mairesse déniait aux animaux les droits afférents à ce statut, les stigmatisant sous la catégorie de « chiens en état de divagation » (voir ci-dessous ce que le code rural et de la pêche maritime dit de ces chiens).
Ces chiens « libres » méritent donc une étude à part, étant donné leur importance dans la société anthropo-canine du village, et ils semblent des candidats naturels au projet de citoyenneté évoqué par les auteurs de Zoopolis — dans la mesure où les humains se comportent déjà à leur égard comme s’ils bénéficiaient déjà de ce statut.
(3) Les chiens de travail et de chasse : il arrive fréquemment que les chiens « de compagnie » (1) et les « chiens libres » (2) soient également, à l’occasion, des chiens utilisés pour la chasse ou la conduite des troupeaux (travail qui, au village, est le plus répandu chez la gente canine). Mais je pense ici à des chiens de meutes qui sont enfermés dans des chenils de taille plus ou moins importante, et n’en sortent que pour la chasse (et ne pénètrent jamais dans la maison de leurs maîtres). C’est beaucoup plus rare chez les chiens de troupeaux, qui, en général font partie de la catégorie (2), et préfèrent manifestement aller travailler quand l’occasion se présente (on n’a donc pas besoin de les assigner à demeure), mais il arrive que certains soient enchaînés entre deux sorties de travail. Un de mes voisin laisse toutefois à l’occasion ses chiens de chasse se balader en toute liberté dans le village et ses alentours — c’est vrai notamment hors période de chasse ou l’hiver, quand la neige a tout recouvert et que la chasse est suspendue. « Ils ont besoin de bouger dit-il, ils s’ennuient ! ». Ce faisant, il est en infraction avec la loi :
L’article L. 211-23 du Code rural et de la pêche maritime le précise : « Est considéré comme en état de divagation tout chien qui, en dehors d’une action de chasse ou de la garde ou de la protection du troupeau, n’est plus sous la surveillance effective de son maître, se trouve hors de portée de voix de celui-ci ou de tout instrument sonore permettant son rappel, ou qui est éloigné de son propriétaire ou de la personne qui en est responsable d’une distance dépassant cent mètres. Tout chien abandonné, livré à son seul instinct, est en état de divagation, sauf s’il participait à une action de chasse et qu’il est démontré que son propriétaire ne s’est pas abstenu de tout entreprendre pour le retrouver et le récupérer, y compris après la fin de l’action de chasse. »
Ces chiens de chasse enfermés dans un enclos, et libérés uniquement en période de chasse, ou ces chiens de troupeaux enchaînés entre deux périodes de travail (3), se comportent donc, à l’instar des chiens de compagnie (1) qui demeurent à la maison ou au jardin et ne sortent que sous la vigilance de leurs propriétaires, conformément aux volontés de la loi française. Au contraire, les « libres » chiens décrits ci-dessus (2), font figure de rebelles à la loi, et leurs propriétaires sont en infraction avec la loi. Je souhaite bien du plaisir à qui voudrait faire une application stricte de la loi dans mon village ! Non seulement, il y a là un usage (au sens d’us et coutumes) relativement ancien (concernant les chiens de troupeaux en tous cas), mais la sensibilité des habitants, qu’ils soient paysans ou pas, qu’ils vivent avec un chien ou pas, les amène à considérer comme choquant le fait de voir un chien attaché à une chaîne ou enfermé dans un chenil. Cette sensibilité a changé, très majoritairement, parce que nos relations avec les animaux ont changé : et la présence des chiens « libres » sur la place et dans les ruelles du village, et les interactions quotidiennes qui lient ces habitants humains et ces habitants chiens a fortement contribué à rendre insupportable ce qui autrefois ne gênait sans doute pas grand monde. Il est tout à fait possible que les humains d’aujourd’hui, et par exemple ceux qui habitent mon village, considèrent la loi comme injuste et devant être révisée.
Dans la typologie proposée par les auteurs de Zoopolis, cette loi n’a évidemment plus aucun sens, et, au contraire, l’accès à la citoyenneté pleine et entière des chiens de compagnie et des « libres » chiens du village ne semble pas poser pas de difficultés particulières. On dirait même que les « libres » chiens du village sont à l’avant-garde d’un mouvement politique qui leur accorderait des droits (et des devoirs) — et on imagine assez facilement qu’ils puissent trouver au sein de la population des porte-paroles fidèles pour défendre leurs intérêts au conseil municipal (c’est là un des sujets abordés dans le chapitre 5 de Zoopolis, voire notamment pages 108-122). Pour ce qui est des chiens « enfermés » dans des cages ou enchaînés, qu’on réserve pour la chasse ou le travail, il vaudrait mieux les « libérer » — pas au sens où les militants de la cause animale parlent de « libérer » les animaux, c’est-à-dire de les renvoyer dans la « nature », mais en les intégrant au contraire dans une socialité dont jouissent leurs confrères (les chiens de maison et jardin (1) ou les chiens de village (2)). Dans l’optique des auteurs de Zoopolis, il est moralement et politiquement insoutenable d’enfermer les gens ou les chiens quand ils ne sont pas en train de travailler — c’est là une pratique courante dans certaines formes d’esclavage —, il fait au contraire leur permettre de se reposer et de vivre d’autres expériences enrichissantes : explorer leur territoire, rencontrer d’autres chiens ou d’autres animaux, interragir avec les humains qui partagent leur existence, etc.
(Je laisse ici de côté le cas des chiens réputés agressifs, envers l’homme, les autres chiens et d’autres animaux. Mais il va de soi qu’une zoopolitique complète doit également statuer sur ce genre de cas. Bien d’autres questions se posent d’ailleurs, à commencer par le contrôle de la reproduction et des naissances, la sélection raciale (et les méthodes eugénistes qui l’accompagne), les élevages de chiots de race et leur commercialisation, questions qui, posées dans le cadre d’une zoopolitique, constituent autant de problèmes moraux qu’il n’est pas possible d’esquiver).
(Note bene : je viens juste de lire le Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires, de Donna Haraway, traduit de l’anglais par Jérôme Hansen. Terra Incognita, Editions de l’Eclat, 2010. J’en parlerai plus tard, mais il est très intéressant notamment quand il aborde la question des chiens de travail, un peu décevant pour le reste, notamment son ambition en tant que manifeste.)
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