En quel sens la perspective (anthropo-)zoopolitique est-elle novatrice ?

Will Kymlicka, auteur avec sa compagne, Sue Donaldson, de ce merveilleux livre, Zoopolis, a jusqu’à présent travaillé sur les groupes minoritaires, et notamment sur la question de savoir quels types de droit politiques on doit leur accorder. Canadien, enseignant à l’université d’Ontario, ses recherches l’ont conduit à étudier dans la Province de Québec, la situation des québecois, des « native », et des immigrés. Ces recherches politiques constituent évidemment l’arrière-plan théorique de Zoopolis : il s’agit tout à fait explicitement de penser les groupes animaux comme des minorités spécifiques, dotés de culture et d’intérêt propres, de leur accorder un statut politique, et des droits afférents.

Ma propre réflexion s’inspire énormément de Zoopolis, sans pour autant souscrire à toutes leurs positions, ouvrage qui constitue néanmoins la pierre de touche de mes propres recherches – j’y ajouterai les études de Jocelyne Porcher sur le travail des animaux, toute la littérature naturaliste classique (Henry David Thoreau, john Muir, Aldo Léopold, notamment), les ouvrages d’écologie politique dans la lignée de John Baird Callicott, Raphaël et Catherine Larrère, et pour un cadre de pensée plus général, l’ouvrage de Bruno Latour, Politiques de la nature.

Zoopolis et les Animals Rights Theory

L’intérêt majeur de Zoopolis, c’est qu’il ouvre une perspective qui permet de s’extirper du terrain devenu assez marécageux (au sens où l’on ne manque jamais de s’y embourber) des débats antispécistes, lesquels dominent le champ des réflexions sur le droit des animaux depuis quarante ans. Zoopolis constitue en effort réel et réussi pour faire entrer les animaux en politique, comme dirait Bruno Latour, plutôt que de les confiner dans un champ qu’on pourrait qualifier de cognitivo-moral. Je m’explique : toute la base des théories antispécistes repose sur l’idée philosophique classique selon laquelle seul des êtres dotés d’un certain capital cognitif, sensible ou émotionnel peuvent accéder et prétendre à des droits moraux. Les ouvrages antispécistes (et tous les courants qui en dérivent, y compris, bien qu’ils s’en défendent, les partisans de l’abolitionnisme strict à la suite de Gary Francione) commencent immanquablement par de très longs chapitres concernant l’essence ou la nature de l’animal par lesquels on s’efforce de prouver que les animaux sont des humains comme les autres (enfin, pas tous les animaux, forcément, mais ceux qui, parmi les animaux présentent un profil « sentient », émotionnel ou cognitif susceptible de les apparenter à la nature « humaine »). On recourt au choix selon les auteurs, à des anecdotes ou des témoignages, des résultats d’études scientifiques en laboratoire ou sur le terrain (en éthologie par exemple), ou bien encore à la tradition philosophique antérieure. S’y ajoute souvent, chez les auteurs les plus rigoureux, une longue justification du choix des critères considérés comme nécessaires à l’obtention d’un statut moral (dignité, respect) et à l’accès au droit : on s’efforce d’établir une construction juridique sur la base de principes moraux. Après quoi, quand la description des compétences animales est considérée comme suffisamment convaincante et l’élargissement de l’accès au droit correctement justifié, on a atteint son objectif : les êtres humains ont des devoirs vis-à-vis des animaux (ou du moins d’un certain nombre d’espèces suffisamment qualifiées) – et de ces devoirs, on déduit des droits pour les animaux.

Dans les versions les plus intéressantes, cela donne l’ouvrage passionnant de Tom Regan (Les Droits des animaux, trad. Enrique Utria, Hermann, 2013), un tour de force en philosophie morale post-kantienne, qui part de très haut et ne redescend quasiment jamais sur la terre ferme, ou alors de manière quelque peu abrupte, tentative tout à fait typique de cette philosophie morale dont la rigueur et l’exigence donnent au lecteur le sentiment d’exercer réellement son esprit, comme un athlète va à l’entraînement. Mais la richesse de l’argumentation et de ses apports philosophiques est inversement proportionnelle aux opportunités qu’il offre d’examiner des cas concrets, comme ceux que j’aime à présenter sur ce blog. On peut apprécier la performance intellectuelle, si l’on est rompu aux joutes philosophiques, mais on ne voit pas à quelle situation réelle, sur le terrain, il est en train de penser.

C’est un des aspects qui, dans la littérature consacrée à l’éthique animale, ou aux ouvrages d’inspiration antispécistes, qui m’épuise assez vite : on a l’irrésistible impression que les auteurs n’ont qu’une expérience extrêmement limitée de la vie avec les animaux – ils se fondent dirait-on, sur leur expérience de la vie avec un chien ou un chat. Les vaches, ils se sont sans doute contentés de les apercevoir brièvement en traversant la campagne par la fenêtre de leur automobile, et quant aux animaux « sauvages », les documentaires animaliers leur apprennent tout ce qu’il y a à savoir (1). La faiblesse des exemples (toujours les mêmes, qui exacerbent la violence et la cruauté dont les humains font preuve à l’égard des bêtes, forcément victimes, ou bien, au contraire, avec très peu de finesse, montre à quel point ces animaux, malgré tout, sont sensibles, intelligents, dotés de compétences etc.), une sorte de course éperdue vers l’administration de vérités et d’impératifs universels, donnent à ces ouvrages, de manière tout à fait paradoxales, un ton et une allure désincarnée, comme s’il s’agissait de convaincre un maximum de lecteurs, plutôt que d’étudier son objet avec soin : l’urgence morale, que je peux admettre, vient malheureusement ruiner toute possibilité d’entrer dans les détails. L’irrésistible tentation d’asséner « ce qui doit être » et l’indignation (que je partage) prennent le pas sur la nécessité d’examiner d’abord « ce qui est » dans le détail et l’esprit reposé. Du coup, toute réfutation devient impossible : le débat est saturé d’entrée de jeu, et la moindre considération ressemblant à une objection ou un amendement vous situe du côté des exploiteurs et des barbares – ceci explique l’échec des mouvements militants à susciter l’adhésion d’une partie notable de la population et l’extrême pauvreté des résultats en terme de droit positif de leur action de lobbying (2).

Le point de départ de Zoopolis : les choses telles qu’elle sont et non pas qu’elles devraient être

Les auteurs de Zoopolis présentent leur réflexion comme un élargissement de la théorie classique du droit des animaux (ART : Animals Rights Theory), mais en réalité, de mon point de vue, leur point de départ et leur méthode diffèrent tellement de l’ART qu’on pourrait presque se passer de l’examen de cette dernière. Elisa Reus, dans l’introduction extrêmement fine qu’elle a en donnée (premier texte d’importance consacré à l’ouvrage en langue française), est tout à fait consciente du caractère déstabilisant de Zoopolis pour les militants de la cause ART auxquels elle s’adresse en premier lieu. Entrer dans le monde zoopolitique au sens de Kymlicka et Donaldson implique de considérer d’abord les choses telles qu’elles sont et non pas telle qu’elle devraient être. On reconnaît là une visée pragmatique, et un type de philosophie dans lequel les objets dignes d’attention sont d’abord des relations plutôt que des nature ou des essences. Les francophones lecteurs de Bruno Latour et de ses élèves seront en terrain familier, les autres beaucoup moins. Néanmoins, Kymlicka et Donaldson gardent en tête des objectifs communs avec les auteurs des ART – notamment celui d’attribuer des droits aux animaux, sauf qu’il ne s’agit plus seulement de droits visant à protéger les animaux de la cruauté des humains à leur encontre (ou, dans une autre version, de protéger les humains de leur propension à exercer une cruauté envers les animaux), mais aussi d’inventer (ou d’établir dans la loi) des droits « positifs », du type de ceux auxquels peuvent prétendre, chez les humains, des citoyens, des minorités, des migrants, des résidents temporaires, des apatrides, des autochtones, etc  : on pense notamment à des droits concernant la qualité de la vie, de l’alimentation, du logement, de l’habitat, de la circulation et du mouvement, de la socialité (la richesse des interactions sociales), etc. Les travaux en  philosophie politique de Kymlicka (que je n’ai pas encore lus) fournissent les modèles avec lesquels il pense la problématique zoopolitique (il ne s’agit pas seulement d’une analogie, dans la mesure où les animaux, une fois devenus sujets politiques, devraient bénéficier au même titre que d’autres groupes humains d’un certain nombre de droits).

0D’une certaine manière, les lecteurs de Zoopolis doivent considérer comme acquis une bonne fois pour toute le fait que les animaux possèdent des capacités sensitives, émotionnelles et cognitives, qu’ils sont susceptibles d’apprendre, de transmettre des savoirs, de nouer des relations sociales complexes, d’inventer des comportements sophistiqués, etc. En 2016, on ne devrait plus avoir besoin, avant d’en venir au fait (l’entrée des animaux en politique), de consacrer des centaines de pages à rappeler les travaux des scientifiques, des naturalistes et des éthologues, ou à raconter des centaines d’anecdotes, visant à expliquer que les animaux ne sont pas des machines (3). Zoopolis nous invite au contraire à plonger directement dans un monde où les humains et les non-humains, parmi lesquels d’innombrables animaux, ont noué et nouent des relations extraordinairement riches et complexes, pour le meilleur et pour le pire (d’un point de vue moral). Ces relations donnent parfois lieu à une institution juridique, un certain nombre de lois (notamment tout ce qui relève du welfare, de conception très récente), mais bien plus souvent à des inscriptions dans une « loi religieuse » ou des règles plus ou moins implicites, des coutumes, des règles non-écrites (mais qui, pour être non-écrites, font l’objet d’un consensus parfois bien plus fort que les lois produites sous un régime juridique institué tel que nous les connaissons dans nos états modernes).

Complexité des relations et des sociétés anthropo-animales

L’animal n’est plus considéré comme un concept général mais les animaux sont rétablis dans leur extrême diversité. Ce qui compte, ce qui fait sens, ce sont les relations, lesquels tissent un certain nombre de sociétés émergeante au sein d’un même groupe de compagnons, ou bien des sociétés avec d’autres espèces animales, ou bien des sociétés anthropo-animales (elles-mêmes extrêmement diverses). Si chaque espèce (y compris l’espèce humaine) présentent des caractéristiques déterminantes (qui changeront au fil de l’évolution), il est impossible de statuer à l’avance, de manière abstraite, en faisant l’économie de l’examen d’une situation donnée, inscrite dans l’espace et dans le temps, sur les droits qu’il convient d’accorder à telle ou telle espèce. L’exemple des ours en Alaska permettra de comprendre ce que je veux dire. L’ours est un des animaux emblématiques de la faune sauvage, et d’un point de vue zoopolitique, il semble assez intuitif de lui accorder un statut de souveraineté sur un territoire délimité : le parc naturel constitue un outil particulièrement adapté à la réalisation d’un tel statut. En Alaska, plusieurs territoires sont, de facto ou juridiquement, consacrés à l’exercice de la souveraineté des ours bruns (et les sous-espèces : les grizzlis et les ours Kodiak) et des ours polaires (blancs). La population d’ours  en Alaska est estimée entre 35 000 et 45 000 individus. Le parc naturel de Katmai en compte plus de 2000 et la chasse à l’ours y est interdite depuis 1907 (voir mon article sur les bearcam de Katmai). Mais la pression démographique, et celle exercée par les activités humaines, notamment les activités d’extraction, sans oublier, dans une mesure qu’il est encore difficile d’établir, le réchauffement du climat, incite un nombre important d’ours à se rapprocher des habitats humains – pas seulement des villages du grand nord, ou des ports arctiques, mais aussi de villes plus importantes comme Anchorage. On observe des phénomènes de ce genre concernant les tigres dans certaines parties de la Russie orientale ou dans la campagne indienne par exemple, ou bien, comme le signalait un article récent, des lions dans la banlieue de Nairobi. De fait, ces ours que les étudiants de l’université d’Anchorage ont pu rencontrer l’année dernière se déplaçant autour des parkings, s’aventurent, contraints et forcés, sur un territoire sur lequel, si on suit le modèle de Zoopolis, ils n’ont a priori aucun droit. On peut tolérer la présence et même, ce à quoi Zoopolis nous encourage, accueillir convenablement des animaux habituellement liminaux, en leur accordant un statut de résidents (liminal animal denizen), tels le renard, la chauve-souris, le lapin. Mais accorder un tel statut aux ours par exemple, aux tigres, aux éléphants, aux lions ou aux loups paraît contre-intuitif. Et pourtant, les habitants d’Anchorage n’ont pas manifesté dans un premier élan contre la présence de ces ours : j’ai rapporté cette histoire dans cet article : « Des ours considérés comme résidents (liminal animal denizen)« . Les rencontres entre les humains et les ours, aux abords des villes, augmentent de manière inquiétante – inquiétante aussi bien pour les ours que pour les humains, dans la mesure où parfois, la rencontre se passe mal pour le jogger, le randonneur ou le cycliste. Mais, en partie parce que la population humaine de l’Alaska considère l’ours comme un animal emblématique de l’État, comme un symbole culturel, et en partie parce que les habitants du Grand Nord savent que la rencontre avec l’ours est un des aspects dont il faut tenir compte quand on choisit de vivre dans ces contrées (et l’assumer donne une certaine fierté à ces habitants), il n’a pas été question d’exterminer les populations ursines qui s’aventurent près des cités humaines. La réflexion porte plutôt sur l’aménagement de couloirs de déplacement favorisant le retour de ces animaux vers des contrées plus paisibles, et le développement d’un savoir plus élaboré concernant la manière dont un humain doit se comporter s’il vient à croiser un ours en pleine forêt ou sur le parking de l’université. On connaît des pays et des cultures où cette attitude est inimaginable : songez à un pays qui se targue d’être un des hérauts de la civilisation mais se montre malgré tout parfaitement incapable de tolérer la présence de quelques centaines de loups installés dans des montagnes.

http://www.adn.com/article/20140617/black-bear-cubs-steal-children-s-lunchboxes-apu
Des ours bruns à l’université d’Anchorage

Bref, un animal réputé sauvage (4) peut, sous certaines conditions, et de manière provisoire, être considéré comme un résident (à titre provisoire donc, avec une carte de séjour limitée) des cités humaines, jouissant donc de certains droits, certes plus limités que ceux dont jouissent d’autres animaux habituellement résidents (par exemple les lapins, les renards, les pigeons, les écureuils) : on peut les reconduire de manière plus ou moins diplomatique dans un lieu de résidence qui leur soit plus favorable, si un tel lieu existe encore, mettre en place des couloirs de migration pour faciliter leur retour en forêt, limiter l’extension urbaine et routière, sans parler des chantiers d’extraction, enseigner aux randonneurs les conduites à suivre quand ils sont amenés à fréquenter un territoire occupé par des ours, et des tas d’autres pratiques susceptibles de faire l’objet d’une inscription dans le marbre de la loi et donc d’être considérées comme autant de droits accordés aux ours quand ils deviennent de facto des animaux liminaux.

Tout ce qui concerne les animaux liminaux constitue à mon sens la partie la plus riche,  la plus novatrice et la plus problématique de Zoopolis. On ne se rend pas compte de la richesse des interactions entre ces animaux qui fréquentent les cités humaines et ses alentours et les habitants habituels des dites cités (humains et animaux domestiques). Des études sérieuses ont été menées en Grande-Bretagne sur les populations de renards dans les villes les plus importantes : on comptait dans les années 80 plus de 33 000 renards adultes (sans compter les renardeaux donc) résidant habituellement dans les grandes villes, notamment celles dotées de maisons avec un jardin de bonne taille et verdoyant. Concernant ces renards, tout est à inventer en terme de prise en compte de leur présence et d’amélioration de l’accueil que nous leur réservons. La problématique la plus prosaïque est la manière dont nous organisons la collecte de nos déchets : comment nous entreposons les poubelles, à quel endroit, l’accessibilité du contenu de nos poubelles, etc etc. À la campagne, c’est là un point de la vie quotidienne dont on tient compte, de la même manière qu’on fabrique son poulailler en tenant compte de la présence des renards. Exterminer tous les renards ne saurait constituer une perspective zoopolitique digne de ce nom. On n’extermine pas, dans une telle perspective, les animaux considérés comme résidents.

Fécondité de Zoopolis pour les recherches futures

Le livre de Sue Donaldson et Will Kymlicka est d’une richesse inouïe, mais cette richesse n’est rien en comparaison des problématiques infinies qu’elle offre à l’esprit et sur le terrain. Les thèses de Zoopolis constitue un point de départ qui devrait, dans un monde idéal, offrir aux chercheurs, aux militants, aux écologistes, aux naturalistes, mais aussi aux humains qui vivent de près ou de loin au contact avec les animaux (c’est-à-dire la plus grande partie de l’humanité) des outils intellectuels et une émulation susceptibles de les faire à nouveau travailler ensemble. D’un point de vue pratique Zoopolis, et notamment quand il s’agit de lutter pour la préservation de telle ou telle espèce ou la protection de tel ou tel écosystème, ou encore de lutter contre l’extension des industries extractives ou de projets immobiliers délirants, peut faire référence quand bien même on n’adhérerait pas forcément à tous les objectifs des auteurs. C’est la raison pour laquelle j’invite même ceux d’entre vous qui seraient rebutés par les positions classiques des mouvements en faveur du droit des animaux (notamment le raisonnement antispéciste ou le radicalisme abolitionniste ou encore les interminables débats philosophiques et juridiques) à découvrir Zoopolis. On y trouve le moyen de faire ce que j’aime : penser ici et maintenant, dans le feu de l’action, en considérant des animaux réels et singuliers, et en inventant des manières de les faire entrer pleinement (5) en politique.

Notes :

(1) On connaît la fameuse remarque de J.S Foer, qui est un écrivain que, par ailleurs, j’aime bien : « Je n’aime pas particulièrement les animaux à part mon chien, je n’ai pas de passion particulière pour les poulets ou les vaches mais il y a certaines choses qu’on ne doit pas leur faire. »

(2) …que je considère néanmoins comme nécessaire, au point même que je suivrais certains auteurs, d’inspiration latourienne, sur la nécessité de créer une nouvelle chambre à côté de l’Assemblée et du Sénat, qui aurait pour tâche d’apporter une critique et des propositions aux délibérations menées dans les autres chambres – ce projet de loi respecte-t-il l’esprit de la justice environnementale, est-il compatible avec le droit des animaux, ne fait-il pas tort aux habitants, humains et non humains, qu’il concerne ? Voir à ce sujet par exemple les thèses de Corinne Peluchon.

(3) On ne devrait pas perdre du temps à le faire, mais, malheureusement, des milliards d’animaux sont considérés, au mieux comme de « simples vivants », au pire comme des machines sur pattes (et encore, on pourrait se passer de leurs pattes), des unités de production – on a remis au goût du jour dans les documents zootechniques le terme « minerai » pour qualifier les animaux inscrit dans le processus de production industrielle : un matériau dont on extrait un certain nombre de produits commercialisables : de la viande, du cuir, de l’énergie (le méthane), etc. D’où l’on voit très bien que la zootechnie est une technique d’extraction – exactement comme la fracturation hydraulique. Et que l’animal engagé dans une chaîne de production industrielle est déjà mort bien avant que d’entrer dans l’abattoir : il n’est vivant et animal que dans la mesure où il résiste malgré tout parfois à ce processus d’objectivation, de transformation en « minerai » – comme le disait un responsable d’une usine d’engraissement en Lombardie au sujet des bêtes venues des montagnes auvergnates : « Vos animaux ne sont pas sages, ils ne se laissent pas faire. » Il n’est pas étonnant que l’industrie agro-alimentaire travaille désormais sur la possibilité de produire de la viande à partir de tissus organiques : les animaux dans le processus industriel sont déjà, dans leur esprit, des tissus organiques. Leur animalité proprement dite, leur comportement, émotions, souffrance etc, ne sont que des obstacles à l’extraction du précieux minerai : et de fait, une des premières choses qui disparaît dans le corps et les dispositions de l’animal pris dans la machine industrielle, c’est la mobilité et les instruments de cette mobilité : les ailes et les pattes sont atrophiées.

(4) et qui l’est si l’on entend signifier par « sauvage » une certain type de relation entre l’homme et l’animal – le sauvage ne l’est que vis-à-vis de l’homme (et par extension des animaux domestiqués par l’homme, qui vivent avec lui)

(5) Les animaux sont déjà entrés en politique – si on considère tout ce qu’on dit à leur sujet ! Mais ils n’y sont pas entrés en tant que « sujets politiques » (il ne suffit pas d’être un objet du droit pour être un sujet politique – de même que le droit de vote ne suffit pas à faire du citoyen un sujet politique ! De fait, même un être qui ne parle pas, qui ne vote pas, peut être considéré comme un sujet politique, dont non seulement on tient compte mais qui pèse sur les débats et les décisions – de nombreuses cultures ne disposent pas (ou ne disposaient pas, devrait-on dire, dans la mesure où la plupart de ces cultures ont été détruites par les sociétés capitalistes) de livres dans lesquels sont écrits les articles du droit ni d’appareil législatif comparables à ceux de nos états – ce qui ne les empêche en rien d’inscrire dans un « droit coutumier » (si on veut bien l’appeler ainsi) des sujets sociaux et politiques, parmi lesquels nombre d’animaux. Ce n’est pas par hasard que j’évoque les sociétés tribales, et par extension les minorités ou les peuples autochtones : il y a de mon point de vue autant d’urgence à leur accorder des droits qu’il y  en a à statuer politiquement sur les droits des animaux. Nombre d’espèces animales et malheureusement la plus grande partie des cultures minoritaires, traditionnelles et autochtones ont déjà disparu corps et bien sous l’effet de l’extension et de l’accaparement avide et sans pitié du capitalisme.