Le visible et l’invisible : spectacle, diversion et dissimulation

Le visible

L’hyper-capitalisme contemporain avance masqué : son masque prend les traits d’une réclame publicitaire inépuisable, un visage hébété promettant une vie meilleure et toujours plus confortable, toujours plus pratique, toujours plus jouissive. Les produits du marché visent à combler non seulement nos désirs, y compris ceux dont nous n’avons pas encore pris conscience, mais aussi nos besoins les plus vitaux (l’eau, l’énergie, l’alimentation etc). La quasi totalité de notre vie quotidienne constitue la preuve implacable que nous soutenons l’organisation du système hypercapitaliste : en prenant nos repas, en nous déplaçant, en communiquant, à chaque minute de notre vie, nous consolidons le projet des multinationales, nous augmentons le profit des actionnaires, nous faisons le lit de la grande bourgeoisie et des hyper-riches, et nous consentons à resserrer nous même la corde qui nous lie. Le modèle de la séduction des produits de l’hypercapitalisme est celui du produit addictif : ce dont, une fois qu’on y a goûté, il est infiniment difficile de se passer.

On pourrait, pourquoi pas, s’en tenir à ce constat sans s’indigner outre mesure, en considérant qu’après tout, si le bien de tous dépend de l’accroissement considérable de la fortune de quelques-uns, le système n’est pas si mauvais, et pas véritablement injuste. Si l’on s’en tient à voir ce que l’hypercapitalisme consent à rendre visible, sous la forme de la réclame, de la publicité, du spectacle orchestré par les mass-médias – forme démocratique de la propagande, alors oui, on pourrait croire qu’au fond il n’a pas de perdants dans l’histoire, ou bien que ceux qui peuvent être considérés comme des « laissés pour compte » ne le sont qu’à titre provisoire, et que dans l’avenir, si rien ne vient freiner l’extension hégémonique des grandes compagnies, ceux-là aussi accéderont à une vie meilleure et plus confortable.

L’invisible

Mais le masque est un masque et sa fonction demeure la dissimulation de la vérité. Non seulement l’hypercapitalisme favorise l’accroissement de la fortune de quelques-uns au détriment de tous les autres, mais il a réellement besoin de l’infortune du plus grand nombre : la misère a toujours fourni des salariés à bas coût, l’existence d’une masse importante de pauvres (ici ou ailleurs, on saura toujours où le recruter, les délocalisations sont là pour ça) la variable la plus sûre de la constitution de la plus-value et du profit. L’importance des inégalités, le maintien d’une population vulnérable suffisamment nombreuse, l’organisation de la privation et de la famine, sont autant de figures sociales obligées de la mondialisation des marchés.

La part de l’invisible dans la mainmise de l’hypercapitalisme sur la totalité de la vie est en réalité gigantesque. Sous les affiches publicitaires placardées dans le métro, sur les pages internet, sur tous les écrans et dans les pages grandes ouvertes des journaux, s’ouvrent des gouffres trop invisibles de l’exploitation et de la destruction : exploitation des populations, des ressources naturelles, extraction sans limite de tout ce que recèlent les sous-sols, destruction à grande échelle et industrielle de milliards d’animaux chaque année, accaparement et  spoliation des terres, destruction de cultures autochtones et disparation d’innombrables espèces animales.

La diversion

Il est impossible tant qu’il y aura des hommes conscients et ayant accès à des moyens de communication de garder ce réel invisible. Partout dans le monde, ce qu’on appelle improprement les « excès » du capitalisme – en réalité la matière même de son développement – suscitent des mouvements de révolte – ces militants, issus de toutes les couches sociales, de toutes les cultures et sous toutes latitudes, rendent « la réalité inacceptable ». Les gouvernements, dont la tâche réelle est, dans l’immense majorité des cas, de soutenir et défendre les compagnies qui organisent le système hypercapitaliste, ont aussi la charge de maintenir cet inacceptable réel invisible.  Quand, malgré leurs efforts pour prévenir toute contestation, une révolte se manifeste, il leur faut déployer des trésors d’ingéniosité, en amont et sur le terrain pour étouffer dans l’œuf l’objet de la contestation et retourner l’opinion public avant qu’elle prenne fait et cause pour les insurgés. La généralisation de la surveillance dont les outils s’insinue désormais dans les moindres détails de nos vies – et il n’est pas étonnant que données recueillies par les grandes compagnies commerciales (Amazon, Facebook, Microsoft, Google et j’en passe) fournissent sans vergogne les informations dont la police a besoin – l’hypercapitalisme et les sociétés sécuritaires font bon ménage depuis toujours, et si ce lien n’est pas forcément aussi grossièrement manifeste que dans le Chili de Pinochet, il est plus que jamais pertinent, quoique se nouant plus sournoisement.

J’ai déjà dit, et je ne suis pas le seul, qu’en France, les ZAD, les zones à défendre, qui fleurissent partout où les grandes compagnies, avec le soutien des gouvernements, entreprennent de s’accaparer d’un bout de territoire pour le privatiser, en extraire les ressources et l’épuiser, que ces ZAD donc, constituent probablement un des objets politiques les plus caractéristiques des luttes sociales et politiques du futur. Il existe en réalité, dans la plupart des pays du monde, des équivalents des ZAD, et des modes de contestation dont les particularités relèvent de la culture locale. Pour les gouvernements et les compagnies qui suscitent et se heurtent aux contestataires, le plus grand péril est que la révolte prenne de l’ampleur. On voit bien comment en France l’affaire de l’aéroport de Notre-Dame des Landes constitue un dossier brûlant, par la médiatisation qui l’accompagne : on manie ce « dossier » (comme ils disent) avec prudence, en utilisant tous les moyens de diversion imaginables : en alternant désinformation et manipulation de l’opinion (par exemple en faisant intervenir de pseudo-casseurs, en réalité des CRS masqués – encore ce fameux masque !), surveillance pointue, interventions policières spectaculaires ou bien violences plus discrètes destinées à impressionner les zadistes, reculades et fermeté, promesses sans conséquence, jusqu’à ce recours au référendum qu’on espère remporter avec le concours des médias de masse et en capitalisant sur la méfiance consubstantielle d’une partie de la population pour tous ceux qui portent des cheveux longs et se tatouent l’avant-bras, et pour les écolos en général. Les ZAD actuelles, qui sont de plus en plus nombreuses sur le territoire, fournissent en ce moment aux gouvernants un test grandeur nature qui leur permet d’affiner et d’optimiser leurs outils de lutte contre les contestations sociales à venir. Le prochain gouvernement aura probablement à cœur de ressortir les cartons (lesquels ne sont pas rangés mais toujours sur un coin du bureau, rendus provisoirement invisibles) concernant les permis d’extraction du dit « gaz de schiste » (et dans la foulée, d’innombrables projets d’extraction minière ou de parcs de loisirs délirants, et j’en passe).

Tous ceux pour qui l’injustice sociale et environnementale (lesquelles vont d’un même pas sinistre) demeure intolérable ont bien du travail dans l’avenir : car il s’agit de rendre visible ce que l’hypercapitalisme voudrait confiner à l’invisibilité, et au sujet de quoi les gouvernements espèrent faire diversion. Tâche infinie tant nos modes de vie sont dépendants, jusqu’au moindre détail de ce système en tous points morbide.