L’Arbre, le Maire et la Médiathèque
L’arbre, le maire et la médiathèque, sorti en 1993, est un de rares films « politiques » de Rohmer. On y explore le cœur même de la politique, mais par le tout petit bout de la lorgnette : son champ d’investigation se concentre sur un petit village du sud de la Vendée – c’est important qu’il soit au sud, parce que le sud du département est une terre « de gauche », le nord constituant le domaine réservé d’une droite nostalgique de l’ancien régime, incarné de nos jours dans la figure de Philippe de Villiers et son parc d’attraction, le Puy du Fou. Son personnage principal, dont les paradoxes constituent le sujet même du film, le maire, est un propriétaire terrain qui partage sa vie entre Paris et la Vendée, et qui, malgré sa défaite récente aux cantonales, s’imagine promis à un destin politique un peu moins local. Le contexte historique est extrêmement précis : le film se situe entre deux échéances électorales, les cantonales/régionales de 1992 et les législatives de 1993 – l’échec de la gauche au pouvoir va entraîner une nouvelle cohabitation (Mitterrand / Balladur). Ce contexte s’avère donc très défavorable pour un jeune élu du PS comme l’est le maire de Saint-Juire.
On est très loin dans le traitement de la satire politique à la Yves Boisset par exemple, ou encore de la puissance tragique du film de Pierre Schoeller, L’exercice de l’État (2011). Comme souvent chez Rohmer, le ton semble être celui de la badinerie, on pourrait presque parler d’un marivaudage politique, marqué par une constante ironie – que les personnages féminins insufflent entre les discours et les postures des personnages masculins. La trame scénaristique marquée par l’artifice formel des écriteaux qui viennent scander le film à sept reprises, à l’instar des panneaux explicatifs du cinéma muet, semble indiquer que l’intention de Rohmer n’était pas tant d’écrire un film « politique » que d’offrir une réflexion sur le hasard et la nécessité – ce que l’émission de France Culture qu’on entend dans l’appartement de la journaliste, émission consacrée à l’impondérable, vient rappeler. Cette ambition philosophique n’est pas vraiment une réussite, à mon sens (et les critiques l’ont relevé aussi).
À partir d’une question apparemment anodine : qui donc est le maire de Saint-Juire, qui est-il donc « vraiment », se déploie en réalité une problématique politique bien plus vaste et qui nous concerne tous autant que nous sommes, en tant que citoyens (a fortiori si nous habitons une commune rurale) – et ceci est valable dans une certaine mesure, en 2016, soit 33 ans après la sortie du film. Le maire, que Pascal Grégory interprète avec beaucoup de finesse, se trouve pris entre deux discours (en réalité, beaucoup plus que deux, mais qu’importe) : ceux que symbolisent respectivement l’arbre et la médiathèque. Ces deux discours sont entièrement issus du champ politique, et même, découvre-t-on assez rapidement, du champ de la politique « politicienne », comme on dit, de la cuisine électorale, des jeux de pouvoir. On n’attendra pas qu’autour de l’arbre vienne se déployer une réflexion complexe sur l’environnement : ce pauvre saule blanc qui a survécu par miracle au milieu du pré communal constitue plutôt une variable électorale, ce dont il faut tenir compte dans les discours compte tenu des succès passés des partis écologistes (lequel succès va d’ailleurs retomber assez vite aux élections législatives). Même destin que celui de la médiathèque – il n’est pas tant question de culture, que de marquer le territoire par un symbole évident à l’époque de la politique culturelle de la gauche au pouvoir : la transformation, typique des années 80, sous l’impulsion du grand projet de Jack Lang (l’accès à la culture pour tous, la valorisation des formes populaires de productions culturelles, contre les formes élitistes qui prévalait jusqu’alors, etc.), des bibliothèques en médiathèque. Il s’agit donc, pour le maire, d’être de « gauche », en maniant un signifiant typique de son camp. D’ailleurs, l’intention vient de bien plus haut : c’est parce que le ministère de la culture a décrété une subvention d’importance pour la réalisation d’un grand projet culturel sur ce territoire (le sud Vendée), dans le cadre de la décentralisation, que ce projet est à l’ordre du jour sur cette petite commune oubliée. L’idée n’est pas née du terroir pourrait-on dire, ni de l’esprit du maire ni de la volonté des habitants : c’est d’ailleurs un point que viendra souligner non sans ironie l’enquête anthropologique que mène la journaliste d’Après-Demain sur le terrain – les habitants ne rêvent pas d’une médiathèque, ni d’une piscine, ni d’un théâtre de verdure : ils ont d’autres préoccupations.
Les années 80 et 90 ont vu nombre de grands projets d’établir au sein des communes rurales, y compris les plus modestes. Quelques décennies plus tard, l’heure est à la restriction budgétaire, à la diminution d’autonomie des communes et des départements au profit des ComCom et des régions, on fait le bilan des équipements disposés sur le territoire et, à certains endroits, c’est édifiant : les salles polyvalentes, les médiathèques, les gymnases, semblent avoir poussé autrefois en dépit du bon sens, et quand on compare les frais d’entretiens de ces équipements coûteux et leur taux réels d’utilisation, certains économistes s’étranglent dans leur barbe. Déjà, en 1994, Jacques Lévy, un géographe français, s’en indignait dans un article au titre provocateur : « Oser le désert ? Des pays sans paysans », en prenant acte d’une part de l’urbanisation de fait des modes de vie dans les espaces ruraux, et d’autre part, du coût du maintien des populations en milieu (hyper-)rural, coût supporté par les villes – d’où une forme écrivait-il d’injustice spatiale (comme le dit avec acrimonie l’instituteur, ils voudraient nous faire croire que le village est la banlieue de Lusson, qui est la banlieue de Nantes, qui est la banlieue de Paris).
La France est un état jacobin, centralisé (et ne cesse de l’être malgré tous les discours qui s’en défendent) – ce qui est bon pour Paris est bon pour la France, ce qui est bon pour Lyon dira-t-on bientôt, est bon pour le Cantal – Tocqueville, de retour de son voyage enquête aux Amériques, considère que tel était déjà le cas sous l’ancien régime, avant la révolution française et les jacobins : dans le nouveau Monde au contraire, il observe une organisation démocratique beaucoup plus localisée, chaque village et chaque comté constitue une entité beaucoup plus autonome politiquement qu’en Europe. En France, la décision, les projets et les arbitrages viennent toujours d’en haut, la structure du pouvoir est forcément verticale. Pierre Manent, philosophe politique d’inspiration libérale (au sens du libéralisme politique) parle volontiers, reprenant l’expression des idéalistes allemand, de despotisme (prétendument) éclairé. L’élite sait ce qui est bon pour le peuple, lequel doit se contenter de voter une fois tous les cinq ans, en général pour un notable (plus ou moins) local, ce vote valant blanc-seing pour toute la durée de la mandature. C’est particulièrement vrai des politiques culturelles, qui n’ont cessé de constituer le pré-carré ou la chasse gardée des élites.
Car l’arbre et la médiathèque c’est aussi l’opposition de la ruralité et de l’urbanité, de la campagne et de la ville, qui s’incarne dans la position du maire : propriétaire terrien, châtelain même, qui se réclame d’un ancrage rural auquel sa compagne, l’écrivain parisien, moqueuse, ne croit pas une seconde, et menant la plupart de ses affaires à Paris, apparemment porté par une ambition politique, à laquelle la journaliste, ironique, ne semble pas croire non plus. Bref, notre maire est un paradoxe ambulant, maladroit et peu crédible, et malgré tout attachant – ce que la fameuse scène avec la fille de l’instituteur vient relever : car la seule qu’il finit par écouter vraiment, c’est cette gamine de dix ans. Notons qu’à aucun moment, le dialogue n’aura été possible entre l’instituteur et le maire, deux hommes condamnés dans leur discours, sinon indirectement, par l’entremise d’un enfant !
La dynamique psychologique du film repose sur cette tension entre les discours et la parole. L’enquête ethnographique menée par la journaliste auprès des habitants du village, enquête qui fait contrepoint à la longue scène durant laquelle l’écrivaine montre qu’elle ne « comprend rien » à la ruralité, constitue de ce point de vue-là le cœur nodal du film : faire entendre la parole des gens qu’on n’écoute jamais, ni n’interroge et au fond mener ainsi une critique de la démocratie à la française, un point de vue désabusé sur cette démocratie. Le rôle vital des femmes (l’écrivaine, la journaliste, la fille de l’instituteur) qui cherchent à déstabiliser le maire en dévoilant la raideur et le poids des discours qui lui tiennent lieu de parole indique assez bien que chez Rohmer, un certain espoir pourrait venir des femmes – la fille de l’instituteur se rêve en députée. Le maire est lui-même un objet politique, les discours qu’il tient le condamnent à l’inauthenticité, voilà ce que dénoncent les femmes qui l’entourent. Et si la médiathèque, finalement, ne voit pas le jour, suite, forcément, à une obscure décision « d’en haut », c’est tout bénéfice pour lui : dans les dernières scènes, quand il rencontre à nouveau la journaliste (elle-même ayant démissionné du journal « politique » pour lequel elle travaillait), il semble libéré du poids de ces discours. On retrouve là un thème central dans le cinéma de Rohmer, qui en fait le cinéaste par excellence de la parole, en opposition au discours : on devine chez la plupart de ses personnages, les plus attachants en tous cas, cette recherche d’une sincérité possible, d’une parole sincère (sinon vraie), dans une perspective presque lacanienne.
(pour aller plus loin, sur le jacobinisme et l’illibéralisme français, on lire avec profit le libre de Pierre Rosanvallon, Le modèle Français : http://www.seuil.com/livre-9782020855082.htm )
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