Exercice de zoopolitique : le rat taupier dans le Cantal

Le rat taupier (dit aussi : campagnol terrestre,  grand campagnol, rat d’eau, « quatre dents » (!), et Arvicola amphibius chez les savants) ne fait certainement pas partie, loin de là, des espèces animales les plus populaires. Même chez les « amis des animaux » il ne suscite le plus souvent que l’indifférence, à l’instar de la plupart des petits mammifères rongeurs. Les moteurs de recherche sur internet renvoient des pages entières concernant la description des nuisances occasionnées par cette petite bestiole, et les moyens de s’en protéger, voire de l’éradiquer. Le moins qu’on puisse dire c’est que le rat taupier n’a pas bonne presse. Particulièrement dans les régions où il prolifère, ce qui est le cas dans le Massif central depuis un ou deux ans.

Qu’en est-il de la réalité de cette pullulation ? Car après tout, les campagnols viennent régulièrement visiter nos hauts-plateaux, depuis une bonne trentaine d’années. La dernière « invasion » daterait de 2010. J’entends dire : ce qui a changé cette fois-ci, c’est la situation catastrophique des exploitants agricoles, qui rend l’infestation encore plus insupportable. Il est sans doute vrai que l’agriculture, et pas seulement l’agriculture de montagne, est en crise, notamment l’élevage « à l’herbe », grandement dépendant des conditions climatiques. Mais les scientifiques de l’INRA, qui observent le phénomène de pullulation, reconnaissent que le phénomène non seulement s’est aggravé mais s’est également modifié : sans doute à cause de la douceur des derniers hivers, les rats taupiers infestent désormais les plateaux d’altitude, creusant des galeries jusqu’au dessus de 1400 mètres, c’est-à-dire dans les estives qui constituent la réserve d’herbe qui alimente les troupeaux du printemps à l’automne.

22146882218_1e16da630d_hIl suffit d’aller faire un tour sur ces fameuses estives pour constater les dégâts : sur les prairies d’altitude, les petits tas de terre caractéristiques du creusement des rats taupiers sont disséminés à peu près partout, un tas au minimum par mètre carré, voire plus dans certains prés. Sur le terrain de football de Cézens, à plus de 1100 mètres, les sportifs ont tué plus de 1000 rats taupiers, en vain, l’arbitre ayant déclaré le terrain impraticable. Un article de La Montagne daté du 6 octobre 2015 raconte même l’histoire de ces touristes qui ont abandonné leur campement parce qu’ils entendaient les rats creuser sous le tapis de sol. Mon jardin potager cette année a surtout contribué à nourrir ces petits mammifères, et il en va ainsi pour nombre de mes voisins au village.

Que font ces fameux campagnols à part faire hurler les phobiques des bestioles, avec leur fourrure grise, leurs quatre incisives fièrement dressées sur le devant du museau et leur taille gigantesque (jusqu’à 25 centimètres de long quand même, queue comprise) ? Ils se nourrissent et se reproduisent, et font tout cela principalement dans leurs terriers, qu’ils creusent dans les endroits riches en nourriture : les prairies, mais aussi les verges par exemple, car ils apprécient les fruits autant que les racines. Dans nos montagnes, les dégâts les plus préoccupants sont dus au fait de leur travail architectural souterrain : les tas de terre, semblables aux taupières, qu’ils creusent diminuent d’autant la surface de pousse de l’herbe, et donc la taille du garde manger des vaches d’estives. Ajouté à l’épisode de sécheresse de l’été passé, les pertes en capacité fourragère sont considérables, et il n’est pas étonnant que les estives aient été désertées cet automne bien avant l’arrivée des premières neiges. Il n’y a tout simplement plus rien à manger sur les hauteurs – et les greniers ne sont pas aussi remplis qu’ils devraient l’être.

Les éleveurs sont habitués à faire avec ce genre de calamités : je me souviens de ce que m’avait dit un jour un voisin malheureusement disparu au printemps dernier : le climat, la sécheresse, on fait avec, on n’y peut pas grand chose, ce qui nous met en colère, ce sont les décisions prises là-haut, les directives européennes, la bureaucratie, les contraintes toujours plus pesantes, le délire administratif. Sauf que cette année, la prolifération des rats taupiers, qu’on devrait compter à juste titre au rang des calamités « naturelles » et non pas ‘institutionnelles », constitue la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il ne manquait plus que ça. C’est dans ce contexte de situation économique vraiment catastrophique que l’invasion suscite la fureur désespérée dont témoignent quelques manifestations ici et là. Autour de Saint-Flour, des courriers ont été déposés dans les boîtes aux lettres et des panneaux plantés sur tout l’arrondissement, alertant la population sur ce phénomène, non sans une bonne dose de psychose : « les rats vont nous bouffer » lit-on au sommet du col de la Fageole, au bord de l’autoroute A75, « les rats transmettent la peste », rappelle-t-on dans un courrier au style franchement paranoïaque. Les éleveurs, sous l’égide du syndicat majoritaire, montent au créneau, comme ils n’ont cessé de le faire depuis le début de l’année, pour d’autres raisons (la dérégulation des prix, la sécheresse, les normes sur les nitrates, sans oublier, en Haute-Loire ou en Lozère, le loup, autre animal qui focalise l’angoisse et la peur qui règnent sur le monde agricole contemporain) : ils demandent aux pouvoirs publics d’agir au plus vite, sinon… Sinon quoi ? Le spectre de bromadiolone, le fameux poison qui permettrait soi-disant d’éradiquer la bestiole, fait son retour : on menace de le disséminer dans la prairie, et tant pis, dit-on pour les quelques renards et rapaces qui en pâtiront. Les délires complotistes habituels se font entendre : les écologistes, dont on ne sait jamais très bien qui ils sont, auraient lâché dans la nature par hélicoptère des sacs remplis de rats taupiers – on les avait déjà soupçonnés d’avoir ainsi relâchés des vipères, et bien entendu d’avoir ramené le loup en France, alors pourquoi pas le rat taupier. Sauf qu’on ne voit pas très bien les motifs d’un tel agissement. Bref, c’est tout un monde qui s’agite autour de ce petit animal, un monde humain, mais pas seulement humain.

En effet, de nombreuses espèces sont concernées elles aussi par le rat taupier. Les vaches on l’a dit,dans la mesure où c’est leur garde manger qui est en jeu. Mais aussi les prédateurs habituels de ces petits mammifères. À commencer par les rapaces. Je n’ai jamais vu autant de rapaces tournoyant dans le ciel de nos montagnes. Leurs cris perçants sont devenus désormais un élément très habituels de nos paysages sonores, et les observateurs des oiseaux ne sauvent plus où donner de la tête : buses, busards, milans éperviers et j’en passe, prolifèrent à leur tour, et des espèces réputées rares sont probablement en train de devenir communes. Autres prédateurs concernés, les renards, qui sont de très grands consommateurs de petits rongeurs. Sauf que cette année, les renards, qu’on s’attendrait à voir pulluler à leur tour, sont quasiment absents de nos estives. Le regard de certains  agriculteurs avec lesquels j’ai discuté se porte désormais sur les chasseurs, lesquels sont accusés d’avoir réalisé un véritable carnage cette saison. Effectivement, des renards, on en voyait beaucoup cet hiver et au début du printemps : au village du Ché, dans lequel j’ai travaillé durant l’hiver, on ne pouvait pas rater cette petite famille de renards qui chassait et jouait tout au bord de la route, pour la plus grande joie des touristes. De renards, plus aucune trace à l’automne. Alors qu’en toute logique, ils devraient se régaler de la multitude proies disponibles. On dit qu’un renard dévore à lui seul 6 000 et 10 000 rongeurs par an. Voilà qui ne devrait pas améliorer les relations parfois tendues entre les agriculteurs et les sociétés de chasse. Parmi les autres prédateurs concernés par la prolifération des rats taupiers, on aurait tort de négliger les animaux domestiques, les chats et les chiens, et particulièrement ceux qui, à la campagne, bénéficient d’une liberté de mouvement qui leur permet d’aller chasser dans les prairies alentours. J’ai à la maison un magnifique exemple de chasseuse invétérée de rats taupiers : mon épagneule Springer prénommée Iris (voir photo ci-dessus), qui, depuis le début du printemps, doit tuer entre 5 et 10 bestioles par jour, au point que la chasse aux rats est devenue son activité principale. Elle partage cette passion avec la plupart des chiens du village, les border collie notamment, qui s’en donnent à cœur joie dans les prés. Comme Iris est très correctement nourrie à la maison (son régime alimentaire, fondé sur le mien, est presque indécent), elle se contente de croquer une ou deux têtes de rats par jour, et pour le reste et les victimes qu’elle délaisse, elle préfère les enterrer dans un endroit secret, ce qu’elle fait avec soin, quand bien même le secret ne tient pas bien longtemps, quand les chats du voisinage viennent fureter dans les environs, ou bien les hermines, qui elles aussi occupent le terrain en nombre.

La part que les chiens prélève sur les populations de rats taupiers n’est pas comparable à celle que prélèveraient les renards s’ils n’avait pas été massacrés cette année. Mais les chiens et les chats, et tous les prédateurs des rats, seraient concernés pour une autre raison si on autorisait à nouveau l’emploi de la Bromadiolone, ou d’un autre poison : car ils en mourraient probablement. Les naturalistes qui défendent les rapaces en seraient contrits, mais aussi les propriétaires et amis des chiens et des chats, à commencer par moi. Les décrets limitant ou interdisant l’usage de ce produit se succèdent depuis des années sans que la puissance publique ait adopté une position claire à ce sujet. Par exemple, suite à la découverte durant l’automne 2011 des cadavres de 33 milans royaux dans le Puy-de-Dôme, la préfecture avait interdit provisoirement l’usage de ce produit sur 22 communes du département. Dans le Cantal, on en parlait déjà en 2012 dans le journal L’Union du Cantal (voir aussi la France Agricole de février 2011). Le Campagnol terrestre fait l’objet d’un site institutionnel, http://www.campagnols.fr, entièrement consacré au moyen de son éradication : on préconise des solutions plurielles, chimiques (poisons, fumigation, etc.), biologiques (prédateurs, virus, etc.), mécaniques (piégeage), mais il n’existe pas de solution idéale, qui conjuguerait efficacité et diminution des effets collatéraux. Les scientifiques étudient le comportement des animaux afin de mieux comprendre non seulement les facteurs favorisant la prolifération, mais aussi ceux qui permettraient d’expliquer la fin des cycles d’invasion (car on ne sait pas au juste pourquoi une prolifération cesse).

La colère des éleveurs, de manière assez symptomatique dans le cas d’une profession dont la survie est suspendue à des décisions politiques plutôt qu’à la réalité du travail (ce qui constitue le drame de l’agriculture moderne), s’adresse aux pouvoirs publics, on l’a dit, mais également aux scientifiques, lesquels sont soupçonnés de ne pas faire les efforts suffisants pour produire un savoir sur le rat taupier : rien d’étonnant au fond quand on sait l’importance de la zootechnie (et des zootechniciens) dans l’agriculture d’aujourd’hui. Agiter le spectre d’un risque sanitaire sur l’homme fait partie de la rhétorique attendue dans cette affaire : il faut que les « consommateurs » de viande ou de lait prennent fait et cause pour les éleveurs, quitte à brandir, comme cela s’est fait à Saint-Flour, la menace de la peste (sic ! Comme quoi le souvenir dans l’inconscient collectif est encore vivace, comme en témoignent le nombre de films « catastrophes » qui reposent sur l’hypothèse d’une épidémie mondiale). Qu’il y ait un risque sanitaire, les scientifiques ne le nient pas (notamment la transmission, via les animaux domestiques par exemple, de la leptospirose ou l’échinococcose alvéolaire), bien que ce risque soit mineur à l’heure actuelle. Mais il est probable que devant la prolifération des rats taupiers nous soyons tout aussi impuissants que devant la sécheresse ou l’orage et qu’en dernier recours, la sagesse voudrait qu’on privilégie une solution de compensation financière pour les éleveurs touchés par ce fléau. Une de plus, dira-t-on, mais n’est-ce pas après tout l’approche la plus raisonnable, si l’on veut réellement sauver l’agriculture de nos pays, plutôt que de polluer les prairies avec des produits extrêmement toxiques (dont on trouvera de toutes façons, d’une manière ou d’une autre, des traces dans l’alimentation) ?

La prolifération des campagnols terrestres constitue un cas tout à fait exemplaire de complexité « zoopolitique », dans la mesure où, autour de ce petit mammifère d’une vingtaine de centimètres de long se déploie ce que j’appellerai un écosystème élargi, dans lequel les intérêts humains occupent une position cruciale. S’y articulent d’une manière plus ou moins conflictuelle les éleveurs, les scientifiques (et la multiplicité des savoirs mis en œuvre par eux), les responsables politiques (jusqu’au niveau européen dans la mesure où l’usage des produits chimiques dans l’agriculture fait l’objet de discussions à ce niveau), des habitants des territoires concernés (qu’on invite à prendre parti), les chasseurs (accusés d’avoir éradiqué le renard, prédateur le plus efficace du rat taupier), mais aussi, du côté des animaux, les prédateurs plus ou moins « sauvages » (les rapaces en premier lieu), les prédateurs occasionnels domestiqués par l’homme (les chiens et les chats), les vaches évidemment, et bien entendu, au centre de l’affaire, nos Arvicola amphibius.

À la différence de ce qui se trame autour du loup, il faut bien admettre que le campagnol n’a pas beaucoup de défenseurs : les écologistes et les naturalistes ne se bousculent pas au portillon pour s’indigner du sort qu’on réserve, à l’unanimité semble-t-il, à cet animal. Symboliquement, le campagnol ne joue certes pas dans la même cour que le loup, il ne suscite pas un imaginaire suffisant pour qu’on s’avise de le protéger – il semble d’ailleurs n’avoir aucunement besoin de protection. Il est cependant assez caractéristique de ces espèces dont le comportement a contribué à mettre à mal le modèle classique et statique des écosystèmes : quand il prolifère, le campagnol modifie à une vitesse effarante les équilibres de population des espèces composant un écosystème : il suffit de regarder par exemple le ciel de la Planèze en ce moment, pour prendre la mesure du nombre tout à fait impressionnants de rapaces divers et variés qui tournoient à la recherche de proies. Les panneaux qui ont surgi à l’entrée de Saint-Flour (« Les rats vont nous bouffer ») sont également un effet direct de la prolifération. J’en tire une conclusion qui va dans le sens des hypothèses de base de l’approche zoopolitique : plus que jamais, dans le monde contemporain, le destin des hommes est lié à celui des animaux (et j’ajouterai : le destin des plantes également) – raison pour laquelle, en vertu de cette communauté de destin, la tendance à vouloir « éradiquer » un problème (en l’occurrence une espèce animale) ne saurait constituer l’unique solution : cela finira par se payer, d’une manière ou d’une autre, un fléau en remplaçant à coup sûr un autre. Le fantasme d’une agriculture débarrassée définitivement de tous les nuisibles et, plus globalement, de toute nuisance, quand il se réalise (et c’est le cas dans certaines installations industrielles, l’élevage hors sol par exemple ou les « feed lots » aux États-Unis, c’est-à-dire sans herbe) n’a plus rien à voir avec l’élevage tel qu’on le pratique par exemple ici, en moyenne montagne. Réaliser le fantasme d’un élevage parfaitement protégé « de la nature », c’est signer bel et bien la mort de l’agriculture dans nos contrées, et donc la fin des agriculteurs (et achever d’une manière tragique le cycle de transformation industrielle de l’agriculture initiée dans les années 70 avec la si mal nommée « révolution verte »). Ce pourquoi j’aurais tendance à militer d’une part pour une lutte raisonnée (et si possible raisonnable) contre le Campagnol terrestre, qui privilégie une pluralité de solutions (chimique, mécanique et biologique – et il faudra convaincre les chasseurs de limiter le prélèvement des renards !), et, d’autre part, une compensation financière pour limiter l’impact des dégâts sur les exploitations – sur ce dernier point, il s’agit encore une fois de savoir si l’on veut conserver ou pas une agriculture respectueuse de l’environnement, comme c’est le cas dans le Cantal de l’élevage « à l’herbe », ou pas : c’est là une décision politique, qui concerne tout un chacun : on ne devrait pas laisser le marché décider de l’avenir de nos campagnes.