Le Tibet, c’est ici
Le 8 avril de l’année dernière, la tourmente hurlait sur les hauteurs, la neige recouvrait tout, des amas de neige soulevés par le vent — je le sais parce que le 8 avril de l’année dernière, j’étais là-haut, perdu dans la tempête, m’efforçant de quitter au plus vite ces hauts-plateaux désolés pour regagner l’abri des bois du Ché, et ce jour-là, j’ai hurlé contre l’hiver et contre la montagne, pris à partie les dieux, brandi le poing à travers le brouillard, parce que, plié en deux contre le vent, les skis tranchant la neige épaisse, j’avais décidé de ne pas céder, et vivre, car c’était là un de ces moments rares et précieux durant lequel il faut lutter pour survivre, et malheur à celui qui s’abandonne aux éléments déchaînés et s’allonge sur la neige, épuisé.
Le 8 avril de cette année, j’ai gravi avec Iris les mêmes hauteurs, mais c’était tout différent : le printemps a jailli entre les genêts, il est tombé littéralement du ciel et a fécondé la terre, les prairies sont couvertes d’anémones pulsatiles, tellement qu’il est difficile de croire que la fleur est devenue rare et qu’on la protège ici et là, quelques pans de neige abrités au nord résistent encore. J’ai remisé mes skis la semaine dernière, et je me sens à la fois heureux et malheureux. Tout en marchant du pas vaillant de celui qui doit arpenter son territoire avec soin, je laisse mon regard se perdre au gré des courses en tous sens d’Iris, je file vers le sommet de mes montagnes, que surplombent de plus hautes montagnes encore, le Plomb du Cantal sur lequel tiendront les neiges jusqu’en juin, je file d’un pas décidé, bien que rien ne presse, Iris prend de l’avance et la voilà qui court sur la ligne de crête, se détachant bien loin à l’horizon. Je suis heureux de me trouver là, chez moi, avec ma chienne, de m’allonger bientôt à ses côtés dans la prairie au milieu des anémones. Et je suis malheureux à cause de l’hiver qui s’en va.
Delphine me parlait tantôt d’une femme qui, à l’âge de vingt-sept ans, a marché durant des années du Vietnam au Tibet. Elle me disait : tu devrais l’écouter. J’ai répondu trop abruptement, d’une manière qui m’a déconcerté, que non, je ne souhaitais pas écouter cette femme, ça me rendait triste d’écouter le récit des gens qui ont vécu ce genre d’expérience, que je les enviais, parce qu’à vingt-sept ans, je me morfondais dans une vie que je n’aimais pas, et que s’il en était ainsi, c’est parce que j’avais fait le mauvais choix, le choix de la sécurité, et que j’aurais mieux fait de partir, tout comme cette femme, prendre la route, et que même si je l’ai fait, je ne l’ai pas vraiment fait, je n’ai pas été assez courageux, assez radical, et que je regrette, je regrette. je regrettais aussi d’avoir été si abrupt avec Delphine, et je regrettais d’avoir des regrets. Il était temps de quitter pour quelques heures la maison et aller marcher, car marcher m’aide à clarifier mes pensées, ou plutôt, marcher m’aide à transformer mes pensées, ou plutôt marcher m’aide à vivre.
Puis, tandis que je marchais dans mes montagnes, je me suis dit qu’il ne dépendait que de moi de faire que le Tibet soit ici, sur ces hauts-plateaux, qu’importe après tout que les montagnes culminent à 8000 mètres ou à 2000 mètres, le Tibet pourrait très bien être ici, si je veux, et donc, assis sur les rochers avec Iris, je n’étais plus si malheureux, ni si envieux, et mes regrets ne portaient pas si loin dans le temps, je regrettais juste la fin de l’hiver, et, pour être honnête, j’étais déjà en train d’apprécier l’arrivée du printemps, ou plutôt, le printemps tombant du ciel, poussant entre les rochers et jaillissant des ruisseaux libérés, m’embrassait déjà.
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