Zone Blanche (1)

C’est pour ça que j’écris pas, que je préfère causer, ici, parce qu’ici personne ne peut nous entendre, et leurs systèmes ne pénètrent pas jusqu’ici, les ondes s’arrêtent à l’orée de la forêt en contrebas, les fils du téléphone ne dépassent pas le village, et pourquoi le feraient-ils après tout, pourquoi iraient-ils envoyer leurs filets jusqu’ici, puisqu’ici, selon eux, d’après leurs critères, c’est nulle part, ça n’existe pas, qui donc, je veux dire quel humain, quel humain potentiellement suspect, quel consommateur, irait habiter ici, à moins d’être pris d’un dégoût absolu de la civilisation, d’avoir pour la compagnie de ses semblables une aversion totale et irréversible, quel homme irait s’installer dans un endroit pareil pour y vivre, non, ils ont tellement de gens à surveiller, et comme ils ne surveillent pas les bêtes, pas encore, enfin, si, ils en surveillent, un tas d’animaux en fait, pucés, dans les élevages, et même dans les territoires les plus reculés, les moutons sont pucés, les vaches et tous les animaux d’élevage sont pucés, les loups et les ours sont pucés, et la plupart des êtres humains sont pucés, sauf qu’au contraire des animaux, qu’on puce sans leur demander leur avis, les humains se font implanter des puces de leur plein gré, c’est incroyable quand on y pense, de leur plein gré, ils se prêtent à la surveillance et à l’examen complet de leurs faits et gestes, à la collecte totale de toutes leurs pensées et leurs émotions, ils s’y prêtent de plein gré, c’est parfaitement incroyable, à croire qu’ils apprécient d’être surveillés, par la police et les agents du marketing, ils se livrent à eux, contrairement aux animaux qui n’ont rien demandé, eux, les abrutis, payent pour qu’on les puce, moi j’ai jamais eu de puce, je me suis méfié dès le début, même le téléphone, je ne l’ai jamais eu, les connexions, je m’en suis toujours privé, volontairement, bien qu’ils ne se soient pas privés d’essayer par tous les moyens de me connecter, ils m’ont sucré les aides, j’ai vécu avec moins que rien, le confort moderne, je m’en suis privé, quand tu vis comme moi quasiment dehors, contraint et forcé d’abord, par choix ensuite, car j’aimais ça, et j’aime toujours, surtout maintenant, maintenant que les choses ont tellement mal tourné, vivre dehors, c’est encore le meilleur moyen de leur échapper, et parce que tu n’as rien, juste ce buron au milieu des estives, caché derrière la montagne, ce buron qui n’est pas à moi, dont le propriétaire a sans doute oublié qu’il l’avait en sa possession, tant mieux pour moi, et à quoi ça servirait, à qui ça pourrait servir un buron en ruines maintenant qu’il n’y a plus de troupeaux, que les vaches sont toutes dans des usines à vaches, soigneusement cachées au yeux des consommateurs, les vaches ne sortent plus, elles naissent dedans et meurent dedans, comme la plupart des gens d’ailleurs, les vaches et les humains pucés et connectés, alors non, leur système d’écoute ne s’étendra jamais jusqu’ici, ce serait de l’argent jeté par la fenêtre, excepté un ou deux loups solitaires qui hantent la montagne et la forêt, pucés probablement, ou pas, peu leur importe, ils n’ont rien à vendre ici puisqu’il n’y a personne pour acheter, et les animaux du dehors, ça ne les intéresse pas, seuls les animaux dans les usines animales les intéressent, jusqu’à ce qu’ils trouvent le moyen de s’en passer, et d’ailleurs, ils ont déjà trouvé, même les vaches pucées dans les usines à vaches, elles vont finir par disparaître, qui peut aujourd’hui se payer un morceau de vache produit dans une usine à vaches alors que, paraît-il, les morceaux de viande artificiels sont parfaitement délicieux, la viande de laboratoire, j’en ai jamais goûté, et c’est pas demain la veille que j’y goûterai, tu peux me croire, le tissu animal, c’est la viande sans les pattes, sans la tête, sans la gueule, sans les mugissements, sans la souffrance, sans les yeux de vaches qui regardent, sans les yeux de vaches qui pleurent quand leur veau file à la mort, chacun son tour, le petit d’abord, la mère suivra plus tard, non, la viande sans pattes, la viande sans corps et sans esprit, c’est merveilleux, tout se passe en laboratoire, la propreté est impeccable, pas de merde, non, pas une seule bouse nulle part, tout se passe dans le silence des machines du laboratoire, pas de coups ni de hurlements, pas de violence, tout est parfaitement mort, enfin, pas que les vaches soient vivantes dans les usines à vaches, non, elles sont juste mourantes, et vivre se résume à résister à la mort, non, les tissus organiques dans les laboratoires, c’est juste mort, et ça fait de la viande délicieuse, paraît-il, parfaitement morte et parfaitement sous contrôle, pas de bactérie dans ces morceaux de viande, non, rien de sale, tout est sous contrôle, une viande contrôlée par des nanoparticules, et des puces, de minuscules machines invisibles qui s’occupent de tout, tu n’as plus qu’à mâcher, avaler, la viande comme les micro-machines, tu avales tout, toute cette propreté et toute cette technologie, sans laquelle ça n’aurait aucun goût évidemment, pourquoi je parle de viande, parce que j’ai faim, ça c’est sûr, j’ai faim, et j’ai tout le temps faim, c’est le prix à payer quand on se prive du confort moderne, quand on décide d’échapper à leur système d’écoute et de déjouer tous les espions, quand on se trouve comme moi, dans cet endroit parfaitement oublié, tant mieux, tout à fait déconnecté, la faim, voilà, c’est inévitable, même avec ce potager, ces pommes de terre, inévitablement, on a quand même faim parfois, souvent, même si ce sont des pommes de terre de montagne, des pommes de terre interdites paraît-il, des pommes de terre qui circulent encore sous le manteau, qu’on se fait passer en toute discrétion, des pommes de terre de contrebande, des pommes de terre pour le maquis, je te dirais pas non, je te dirais rien de plus à ce sujet, il faut protéger ses fournisseurs, aucun nom, personne, des pommes de terre et des choux, et des salades, et des carottes, voilà tout ce qui pousse ici derrière le muret, à l’abri du vent et des regards, le vent ne me veut aucun mal, mais les regards si, des fois qu’il leur vienne tout de même à l’idée, ou que par inadvertance, un satellite se penche pour observer ce qui se passe ici, c’est pour ça que mon potager ne ressemble pas à un potager, que tout y pousse dans un sacré bordel d’herbes et de fleurs sauvages, vu du ciel, c’est juste un morceau de prairie, et les morceaux de prairies n’intéressent pas les satellites, même ici, il vaut tout de même mieux se cacher, on ne sait jamais, par mégarde, suppose qu’ils recherchent un bandit, qu’un bandit se soit enfui, après qu’il ait posé sa bombe par exemple, si c’est ce genre de bandit, suppose que ce bandit se soit enfui dans les environs, se soit dissimulé dans cette forêt en contrebas, forcément, ce morceau de prairie va attirer leur attention, là c’est ma grande angoisse, cette histoire de bandit, qu’un abruti de bandit vienne cherche refuge ici, eux penseront, il y a des cachettes ici, cet ici qu’on avait oublié, le bandit pourrait aisément se cacher ici, pour peu qu’il soit capable de supporter la privation du confort moderne, c’est peu probable, la plupart des bandits sont des abrutis, ils ne toléreraient pas de s’en passer, et la plupart des bandits sont pucés, les abrutis, mais moi, je ne suis pas un bandit, je n’ai jamais posé une bombe nulle part, ou alors j’ai juste chapardé parfois, au village, ou bien dans les poubelles ou les jardins, bien que de leur point de vue, un homme qui s’installe ici, forcément, est suspect, un homme qui se prive ainsi de manière aussi manifeste du confort moderne, il doit être une sorte de bandit, il prépare un coup, forcément (…)