Xéno-Zoo-Phobie

Suite à un débat (le mot débat est un peu trop irénique) au sujet de soi-disant “attaques” de vautours fauves sur des brebis, vautours fauves qui viennent de faire leur retour sur les hauteurs par chez nous (et c’est impressionnant un vautour fauve, hein, une dizaine de kg, 2,60 m d’envergure, avec une espérance de vie d’une quarantaine d’années, forcément, ça se fait remarquer dans les ciels d’Auvergne), suite à cette controverse donc, j’ai eu l’idée d’un concept que j’ai du mal à nommer (du moins de manière élégante) du genre : zoo-xéno-phobie, ou xéno-zoo-phobie, un truc dans ce goût.
Le zoo-xéno-phobe est celui qui refuse, par principe, toute espèce animale qui lui paraît étrangère, ou du moins qu’il n’avait pas l’habitude de croiser chez lui. Ça vaut pour le vautour fauve donc, mais aussi évidemment pour le loup ou l’ours, sans oublier ici et là le raton-laveur, la loutre, le ragondin et j’en passe. Le zoo-xéno-phobe a toujours de bonnes raisons d’en vouloir à ces animaux, la première d’entre elles étant qu’ils sont censés s’en prendre délibérément aux espèces domestiquées, les animaux d’élevage en premier lieu, et donc causer du tort aux éleveurs (pour lesquels les zoo-xéno-phobes, quand ils ne sont pas éleveurs eux-mêmes, prennent forcément fait et cause). Ils se prétendent en général défenseurs de la “ruralité” (et accusent tous ceux qui s’intéressent à ces migrants zoomorphes de n’être que des écologistes ignorants des âpres réalités du terrain, des urbains en somme, des bobos pour résumer). Ils craignent, comme tout xénophobe qui se respecte, que leur identité soit menacée par l’invasion de ces migrants, et nombre d’entre eux, à mots plus ou moins couverts, réclament explicitement l’éradication de ces espèces : pas de ça chez nous.
Plus fondamentalement peut-être, ils conçoivent l’environnement comme un espace organisé autour de la tension entre le domestique et le sauvage, comme un chaos inquiétant que seule l’action de l’homme peut discipliner – l’éradication faisant alors office de mise en ordre. Ils s’inscrivent dans une très vieille pratique qui consiste à repousser autant que possible et systématiquement la frontière entre ce qu’ils considère comme leur territoire propre, la nature “anthropisée”, et même “artificialisée”, et les espaces supposés “sauvages” (dans lesquels on admet éventuellement de laisser vivre à leur guise ces espèces indésirables), entre le chez soi et le chez eux. Ainsi, dans les jardins, on rase la végétation pour conserver une pelouse propre et rassurante, on défriche aux abords des prés, et une belle forêt ressemble à un réseau géométrique de rangées d’arbres parfaitement alignés, les espaces intermédiaires étant éclaircies avec le plus grand soin.
De manière sans doute moins intuitive, j’en viens à penser que la logique de la sanctuarisation des espaces naturels est finalement assez compatible avec celle qui anime les zoo-xéno-phobes. Une des solutions imaginées (et mise en œuvre depuis quelques décennies) pour freiner le réchauffement climatique, lutter contre la perte de biodiversité et remettre en place des zones d’absorption du Co2, c’est la création de sanctuaires forestiers, qui consistent à réserver des espaces plus ou moins vastes aux non-humains, c’est-à-dire, à les préserver de toute activité humaine. Je laisse de côté, bien qu’elle soit en  réalité cruciale, la dimension souvent profondément hypocrite de l’affaire (il s’agit le plus souvent de green-washing pur et simple, d’une compensation d’émissions carbones par de grandes entreprises, ou, si vous préférez, d’acheter un droit à polluer en finançant, en échange, la création de zones protégées). Trop souvent, par exemple en Inde, en Asie du sud-est, en Afrique centrale, en Amazonie, dans les forêts subarctiques en Sibérie ou en Amérique du nord, la création de ces réserves “naturelles” a pour première conséquence (et sans doute dans bien des cas comme première finalité), d’exclure de la forêt les petits groupes d’humains qui avaient choisi d’y vivre, et s’en trouvaient fort bien, des minorités ethniques comme on dit, en vérité des cultures riches et sophistiquées, qui habitent ces environnements supposés “sauvages” depuis des lustres et qui, jusqu’à présent, habitaient ces espaces avec une sagacité certaine, comme l’ont montré les anthropologues. La démarche est encore plus vicieuse, dans la mesure où, généralement, on confie, après la sanctuarisation (parfois très relative) des lieux, leur gestion à des administrations dédiés à la préservation de l’environnement – quand on sait par exemple qu’au Brésil, le ministre de l’environnement de Bolsonaro est immanquablement un défenseur des lobbys de l’agronégoce, et un fervent partisan de la déforestation. Rien d’étonnant à ce que les industries extractivistes et la déforestation “raisonnée” prennent rapidement la place des populations autochtones “relocalisées”.
Il n’y a qu’un pas en vérité entre la xéno-zoo-phobie et la xénophobie en général. Et d’ailleurs, vos pouvez parier que parmi les xéno-zoo-phobes, il s’en trouvera bon nombre, et probablement bien plus que la majorité, pour ne pas éprouver beaucoup d’empathie pour les migrants qui traversent la Méditerranée, et même pour ceux qui ne parviennent pas à bon port et dont les cadavres hantent (ou devraient hanter d’un point de vue moral) la conscience Européenne.
Si j’avais le temps, je me lancerai bien, de manière plus philosophique, dans une réflexion sur ce refus de l’espèce “étrangère” et son lien plus profond avec la crise de l’hospitalité qui me semble caractéristique de certaines sociétés libérales contemporaines. J’y reviendrais.