Voter quand dominent les idéologies néolibérales et nationalistes

Quelques remarques (et plus encore) sur la distinction (à mon avis peu pertinente) entre le vote altruiste et le vote égoïste.

1. La vulgate néolibérale ne connaît, à strictement parler, qu’un seul vote : le vote égoïste. L’individu néolibéral au moment de voter ne saurait aller contre son intérêt en tant qu’individu qui calcule son gain et ses pertes dans le but de s’enrichir. C’est le seul raisonnement qui paraisse sensé aux tenants du libéralisme radical. Pour les tenants de cette idéologie (assez frustre en vérité) l’individu idéal (l’agent économique vertueux) ne prendra sa décision qu’après avoir scruté l’évolution du PIB par habitant, les indicateurs économiques, la santé des entreprises du CAC 40 : soit qu’il bénéficie déjà d’une fortune qui lui permet de tirer profit d’une économie de la croissance, soit qu’il aspire à en bénéficier un jour (et, dans ce modèle, tout individu rationnel aspire à faire partie des gagnants de la compétition économique : les exceptions constituent des anomalies qu’il faut exclure et/ou punir).

2. À cette logique grossière s’oppose celle, non moins caricaturale, du citoyen qui voterait avant tout en considérant le tableau d’ensemble, qui ne vote donc pas selon son taux d’imposition et ses revenus, mais en adoptant le point de vue de « la nation » toute entière. Il serait prêt à mettre entre parenthèses son intérêt privé pour améliorer la situation de tous ou, ce qui n’est pas forcément la même chose, faire advenir un « bien général ».

Évidemment, ce vote, aussi louable semble-t-il au premier abord, dépend énormément de ce que le citoyen en question met sous le terme de « bien général », ou de la manière dont il compose le « nous » qu’il prétend défendre. Il me paraît en tous cas tout à fait compatible avec un vote réactionnaire, ultranationaliste, raciste et xénophobe si l’on considère que le bien en question, c’est la restauration d’une nation idéalisée, pure et puissante, etc. Le « nous » ou la « nation » qui doit être sauvée et défendue contre l’adversité, se traduit souvent par l’exclusion d’une partie de la population, répudiée ou désignée comme bouc émissaire.

3. Dans sa formulation la plus à gauche, la version « social-démocrate » ou « modérément redistributrice », on trouverait aussi un « altruisme » de ce genre dans la formule : « Je serais le/la président.e de tous les français ». Il n’est pas difficile de démontrer qu’une telle ambition aboutit au mieux à une forme de conservatisme : elle ne s’engage pas en tous cas dans la lutte des classes et prétend satisfaire chacun, quelle que soit sa position socio-économique initiale. On a vu en France ce que ça donnait avec les gouvernements de « centre-gauche » : en résulte un statu quo social, vaguement amendé par des stratégies d’impositions certes un peu moins injustes, mais qui n’ont guère d’effets au final sur les inégalités réelles.

4. Il existe évidemment une autre offre, ni purement altruiste, ni totalement égoïste, c’est celle des partis qui ne prétendent aucunement faire le bien de chacun, mais, explicitement ou implicitement, de certaines classes socio-économiques au détriment des autres. Autrement dit, elle part du principe que la lutte des classes est réelle, n’a jamais cessé quoiqu’on en dise, et qu’il n’y a pas d’action politique sans engagement dans cette lutte.

Notez bien que là où les partis « authentiquement » de gauche (que nos médias situent à l’extrême gauche, alors qu’ils devraient être toute bonne foi « la gauche ») s’engagent explicitement dans cette lutte des classes, accordant la priorité à la condition des plus pauvres et donc à la réduction des inégalités, les partis de droite, à commencer par les néolibéraux, s’y engagent sans doute aussi, plus ou moins consciemment, mais la plupart du temps implicitement (par souci de ménager les électeurs les plus défavorisés), dans la mesure où tout leur programme n’a d’autre effet que d’aggraver les inégalités, et de consolider, voire d’améliorer, la condition des plus riches. Et si ce n’est pas toujours dit aussi cyniquement, c’est du moins l’effet de leur politique quand ils sont au pouvoir. (Je ne suis pas loin de penser, pour donner un exemple tiré de l’offre électorale du moment en France, que le seul débat véritablement pertinent devrait opposer le parti néolibéral au parti anticapitaliste.)

5. Que serait alors un vote purement altruiste ? Il faudrait imaginer une personne qui survit en dessous du seuil de pauvreté et qui soit « malgré tout » décidée à voter pour un programme néolibéral, ou bien à l’inverse un grand bourgeois qui accorde ses faveurs à un parti anticapitaliste ! Autrement dit, un électeur qui sacrifie délibérément son intérêt propre au profit d’une classe sociale à laquelle il n’appartient pas. (Mais on pourrait alors se demander si le raisonnement qui conduirait à un tel sacrifice ne s’appuierait pas, dans le cas du premier, sur l’espoir d’accéder un jour à la classe dominante, ou, dans le cas du second, sur la crainte de voir sa situation économique se dégrader dans l’avenir – ou bien encore, pour ce dernier, qu’il aurait pris l’exercice du voile d’ignorance proposé par Rawls au pied de la lettre, ce qui serait déjà, à mon avis, un début de réflexion encourageant).

Je passe sous silence le calcul très « social-démocrate » qui consiste à prévenir l’insatisfaction massive, susceptible d’entraîner une guerre civile (le pire des maux selon cet indécrottable conservateur qu’était Aristote), en redistribuant très modérément les richesses (les néolibéraux s’y collent aussi à l’occasion en accordant des « primes » au gré des crises sociales). On peut tout à fait pour cette raison être bourgeois et voter au centre gauche (il existe une gauche caviar, une gauche de notables, n’est-ce pas, qui sait fort bien comment accéder au pouvoir).

Certains, notamment dans les classes dominantes, aimeraient faire valoir la distinction entre un vote de combat et un vote pacifié et réaliste : le pauvre (ou plus généralement le précaire, celui qui ne sait pas ce dont sera fait son lendemain) voterait par ressentiment en désignant un ennemi (l’autre, l’étranger) qui fonctionnerait alors comme bouc-émissaire, ou bien, s’il s’engage dans la lutte des classes, prendrait pour cible le bourgeois. L’assimilation de l’une et l’autre position constitue évidemment un élément de l’arsenal de la propagande néolibérale, sauf qu’on voit bien que, pour les adeptes du business first, l’étranger constitue une cible moins dérangeante que le bourgeois. (D’où la compatibilité assez flagrante du capitalisme de marché avec les idéologies ultranationalistes et xénophobes).

6. Bref, la grille de lecture des votes qui reposerait sur la distinction de motifs altruistes et de motifs égoïstes n’éclaire pas grand-chose. Adopter une vue abstraite, purement rationnelle, en mettant entre parenthèses la réalité et l’actualité des rapports de force socio-économiques et idéologiques n’aide pas beaucoup l’analyse. De fait, la propagande néolibérale est devenue, et c’est là son plus grand succès, l’élément pour ainsi dire naturel de la plupart des débats politiques, fournissant un socle de propositions « communément partagées », qui « vont de soi » (self-evident), qui ne « prêtent pas à discussion » – la « valeur travail », la « réussite entrepreneuriale », le « patriotisme économique », etc. Il est ainsi possible d’entendre des candidats appeler d’un ton grave et solennel aux sacrifices au nom du bien « général » version libérale-économique : « il va falloir se serrer la ceinture pour redresser les comptes de l’État » et retrouver la « compétitivité économique », etc. Peu importe qu’en réalité cette « bonne santé » de l’économie globale ne profite jamais aux plus démunis mais toujours à ceux qui sont déjà aisés ou très riches ! Quand ce discours est asséné comme un leitmotiv depuis des décennies, il n’a plus aucune signification, il n’a qu’une fonction performative brute : fabriquer un « nous » réuni par un objectif commun (améliorer la notation financière de l’État délivrée par Moody’s et Standard & Poor : https://www.cairn.info/revue-communications-2013-2-page-187.htm). Mais la propagande, je le répète fonctionne. Parce que nous baignons dedans depuis très longtemps.

Quand parallèlement l’autre offre idéologique dominante, hyper-nationaliste, xénophobe et réactionnaire, la plupart du temps compatible avec l’offre néolibérale, bénéficie également d’un support médiatique tel que des propositions qui, trois décennies en arrière, auraient suscité l’effroi dans l’opinion publique, sont désormais considérées comme « allant de soi », ou digne de faire l’objet d’un débat, on conçoit bien qu’il est difficile pour l’offre de la gauche authentique de se faire entendre, dans la mesure où elle s’oppose par essence aussi bien à l’offre néolibérale qu’à l’offre nationaliste.

Pour ma part, mon vote se porte (aussi loin que je m’en souvienne) sur les projets de société qui se donnent pour priorité la réduction des inégalités, et comme centre de perspective la situation réelle des plus pauvres, ici comme ailleurs (d’un point de vue international et anti-colonial). Les candidats engagés sur cette voie sont rares et n’ont guère de succès dans les urnes – heureusement, les bureaux de vote ne sont pas, loin s’en faut (contrairement aux rêves des néolibéraux), le seul terrain de lutte !