Vladimir Sorokine : un portrait de Poutine décapant et instructif.

J’attendais avec impatience des nouvelles de Vladimir Sorokine. Il vient de publier un très long papier dans The Guardian. C’est un portrait de Poutine par un des plus importants écrivains de notre époque. Et c’est décapant & instructif.

https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/feb/27/vladimir-putin-russia-ukraine-power

Sorokine est l’auteur, pour ceux qui l’ignorent, d’un des chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine, Roman, Роман (écrit entre 1985 et 1989, publié en 1994). C’est un livre qui a exercé et continue d’exercer une énorme influence sur mon travail (trad. fr. Verdier 2010). Sorokine, dans toute son œuvre, se montre un observateur implacable de la Russie, et son portrait de Poutine est à bien des égards une pièce indispensable à la compréhension de ce qui se joue actuellement sur la grande scène du monde.

Quelques extraits et remarques : Poutine est en quelque sorte, selon Sorokine, possédé par le démon de la structure pyramidale du pouvoir qui n’a jamais cessé d’exercer son emprise sur les dirigeants russes.

« Vous êtes les maîtres d’un pays dont l’intégrité ne peut être maintenue que par la violence et la cruauté ; soyez aussi opaque que moi, aussi cruel et imprévisible, tout vous est permis, vous devez susciter le choc et la crainte dans votre population, le peuple ne doit pas vous comprendre, mais il doit vous craindre. »

Telle est la formule magique et sinistre de cette possession.

J’ai appris en lisant Sorokine que le philosophe préféré de Poutine est Ivan Ilyin (ou Iline) − un monarchiste, un nationaliste russe, un antisémite et un idéologue de la Russir blanche qui a été expulsé par Lénine de la Russie soviétique en 1922 et a terminé sa vie en exil. Admirateur des fascistes et d’Hitler jusqu’à ce que ce dernier déclare que « les Slaves sont une race de seconde zone ».

Encore plus intéressant, et qui est tout à fait en adéquation avec les analyses que j’ai publiées ces derniers jours sur mon blog, Sorokine taille en pièces l’attitude naïve des Occidentaux dans l’ascension de Poutine :

« Le monstre intérieur de Poutine n’a pas seulement été élevé par notre pyramide du pouvoir et l’élite russe corrompue, à laquelle Poutine, comme le tsar aux satrapes, jette des morceaux gras et juteux de corruption de sa table. Il a également été cultivé par l’approbation de politiciens occidentaux irresponsables, d’hommes d’affaires cyniques et de journalistes et politologues corrompus. « Un dirigeant fort et cohérent ! » Cela les a ensorcelés. »

Voilà qui est dit : il s’agit bien d’un ensorcellement. Sorokine ajoute, et comment lui donner tort : « L’expérience de l’Allemagne dans les années 30 ne semble pas avoir enseigné quoi que ce soit à ces Européens. »

Et les Russes, ensorcelés depuis si longtemps : « Qui doit-on blâmer ? Nous. Les Russes. Et nous allons maintenant devoir porter cette culpabilité jusqu’à ce que le régime de Poutine s’effondre. Car il va sûrement s’effondrer et l’attaque contre une Ukraine libre est le début de la fin. »

Mais le texte s’achève par une prophétie beaucoup plus optimiste − et nous sommes nombreux à espérer la chute du tsar et l’avènement d’une Russie enfin démocratique (à commencer par de nombreux Russes !) :

« Le poutinisme est condamné parce que c’est un ennemi de la liberté et un ennemi de la démocratie. Les gens l’ont enfin compris aujourd’hui. Il a attaqué un pays libre et démocratique précisément parce que c’est un pays libre et démocratique. Mais c’est lui qui est condamné parce que le monde de la liberté et de la démocratie est bien plus grand que sa sombre et lugubre tanière. Condamné parce que ce qu’il veut, c’est un nouveau Moyen Âge, la corruption, le mensonge et le piétinement des libertés humaines. Parce qu’il est le passé. Et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que ce monstre reste là − dans le passé − pour toujours, avec sa pyramide du pouvoir. »