Visite au château

Au château je n’étais pas retourné depuis d’un mois. Il a fallu se frayer un chemin à travers les herbes montant jusqu’aux genoux, pousser avec force le vieux portail en bois tout humide, poser avec précaution les pieds sur les pierres brunes. Les corbeaux ont pris possession des lieux et nous accueillent avec force croassements – l’ambiance est à l’abandon, parfaitement gothique avec ce ciel uniformément gris. Je me réjouis de cet abandon qui procure un délectable sentiment mélancolique, mais aussi beaucoup d’espérances, car elle appelle aussi, je veux le croire, d’autres abandons, d’autres ruines à venir. Ce monde-là, dont témoigne cette forteresse, laquelle, bien qu’elle soit visible à des dizaines de lieues à la ronde par la Limagne et le Livradois, ne suscite plus beaucoup d’intérêt – les gens ont mieux à faire semble-t-il, empressés qu’ils sont de retrouver leur “servitude volontaire”, leur “désespoir tranquille” (disait Thoreau), qu’ils appellent, eux, leur “liberté retrouvée” – ce monde-là a disparu il y a huit ou neuf siècles, bientôt mille ans, comme le nôtre disparaîtra bien à son tour – et il s’en faudra de peu de temps, une dizaine d’années au plus. Après quoi adviendra ce qui adviendra. On ira se cacher (et les ruines ne manqueront pas pour offrir quelque refuge aux insurgés). Je me cache déjà pour être honnête, je ne suis après tout qu’un parasite discret pour autant qu’on puisse l’être en ce bas-monde, qu’un esclave émancipé (un “marrón”, dit-on parlant des fugitifs au temps des colonies, ou bien des bêtes qui ont rompu avec la domesticité), observant du plus loin qu’il peut les derniers soubresauts pathétiques et comiques d’une interminable mascarade. Ainsi de tous temps et sous toutes les latitudes, aux marges des empires plus fragiles qu’ils n’y paraissaient, se dissimulaient, aux creux des forêts ou sous la cime des montagnes, des tribus qui pensaient avoir mieux à faire que de redescendre dans les plaines fertiles et les cités radieuses.