Une description de voyage chamanique datant du XVIIè siècle

Délicieuse chronique du Voyage en Laponie (1681) du dramaturge Jean-François Reignard (1655-1709).
Très intéressant pour tous ceux qui s’intéressent aux éleveurs de rennes nomadisant dans les territoires arctiques et subarctiques. On retrouve dans ses observations concernant la manière de travailler avec les rennes de nombreuses similitudes avec les peuples qui occupent le nord de la Scandinavie ou la taïga Sibérienne aujourd’hui. Certaines pages font directement écho à celles des monographies d’anthropologie récentes sur les Samiis, Nenets, les Evenks, etc. Beaucoup d’aspects de la vie quotidienne dans le grand Nord chez les éleveurs, chasseurs et pêcheurs n’ont pas changé : sans doute parce que l’environnement et le climat modèlent ces manières d’habiter le monde, au XVIIᵉ siècle comme au XXIᵉ, et plus encore la nature même du renne, animal fascinant, toujours sauvage même quand il est domestiqué, et ressource intarissable pour les humains qui articulent leur existence avec lui.
Parmi mult observations précieuses, celles qui relèvent de la “religion” des Lapons ne manquent pas de saveur. Là-dessus, Regnard comme son prédécesseur Johannes Scheffer (dont l’Histoire de la Laponie, publiée en 1673 a manifestement beaucoup inspiré notre écrivain voyageur), tombent d’accord : leur conversion au christianisme demeure suspecte et ne les a pas conduits à abandonner, loin de là, leurs croyances “païennes” et leurs “superstitions”. Ils rendent des cultes à des divinités plus ou moins grossièrement sculptées dans la pierre (voire pas sculptées du tout !), pratiquent le sacrifice de rennes à toute occasion, mélangent leurs divinités à celles du christianisme, communiquent avec les esprits des défunts et, pire encore, certains d’entre eux font métier de la magie ! On reconnaît là, à travers la projection d’un modèle “paganiste”, les éléments d’une tradition animiste et chamanique qui ne sera distinguée que quelques siècles plus tard du polythéisme classique.
Je ne résiste pas au plaisir de vous citer la description d’un voyage chamanique au tambour dont Regnard a été le témoin à la fois fasciné et dubitatif. C’est étonnant somme toute de penser que les chamanes d’aujourd’hui ne seraient guère dépaysés en observant ces chamanes d’autrefois. (et je rappelle au passage que nous avons la chance de disposer en langue Française d’un ouvrage de synthèse extraordinairement brillant et récent sur la question des chamanismes des régions septentrionales, Voyager dans l’invisible, Techniques chamaniques de l’imagination, de Charles Stépanoff !)
Voici donc l’extrait !
“Il faut deux choses pour se servir du tambour : l’indice, qui doit marquer la chose qu’ils désirent ; et le marteau pour frapper dessus le tambour, et pour mouvoir cet indice jusqu’à ce qu’il se soit arrêté fixe sur quelque figure. Cet indice est fait ordinairement d’un morceau de cuivre fait en forme de bossettes qu’on met au mors des chevaux, d’où pendent plusieurs autres petits anneaux de même métal. Le marteau est fait d’un seul os de renne, et représenta la figure d’un grand t. Il y en a qui sont faits d’une autre forme ; mais ce sont là les manières les plus ordinaires. Ils ont cet instrument en telle vénération, qu’ils le tiennent toujours enveloppé dans une peau de renne, ou quelque autre chose ; et ils ne le font jamais entrer dans la maison par la porte ordinaire par où les femmes passent ; mais ils le prennent ou par-dessus le drap qui entoure leur cabane, ou par le trou qui donne passage à la fumée. Ils se servent ordinairement du tambour pour trois choses principales, pour la chasse et la pêche, pour les sacrifices, et pour savoir les choses qui se font dans les pays les plus éloignés ; et lorsqu’ils veulent connoître quelque chose de cet article, ils ont soin premièrement de bander la peau du tambour en l’approchant du feu ; puis se mettant à genoux avec tous ceux qui sont présents, il commence à frapper en rond sur son tambour ; et redoublant les coups avec les paroles qu’il prononce comme un possédé, son visage devient bleu, son crin se hérisse, et tombe enfin sur la face sans mouvement. Il reste en cet état autant de temps qu’il est possédé du diable, et qu’il en faut à son génie pour rapporter un signe qui fasse connoître qu’il a été au lieu où on l’a envoyé ; puis revenant à lui-même, il dit ce que le diable lui a révélé, et montre la marque qui lui a été apportée.
Le second usage, qui est moins considérable, et qui n’est pas aussi violent, est pour connoître le succès des maladies, qu’ils apprennent par la fixation de l’indice, sur les figures heureuses ou malheureuses.
Le troisième, qui est le moindre de tous, leur montre de quel côté ils doivent tourner pour avoir une bonne chasse ; et lorsque l’indice, agité plusieurs fois, s’arrête à l’orient ou à l’occident, au midi ou au septentrion, ils infèrent de là qu’ensuivant le côté qui leur est marqué, ils ne seront pas malheureux.
Ils ont encore un quatrième sujet pour lequel ils se servent du tambour, et connoissent si leurs dieux veulent des sacrifices, et de quelle nature ils les veulent. Si l’indice s’arrête sur la figure qui représente Thor ou Seyta, ils offrent à celui-là, et connoissent de même quelle victime lui plaît davantage.”
Les illustrations ci-dessus sont tirées de l’Histoire de la Laponie, de Johannes Scheffer (1973) qu’on pourra lire sur le site de Galica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1521764k.image