Une charrette déglinguée

Je traîne Moldanau, ce livre interrompu, comme un vieux cheval las tire une pauvre charrette à moitié désossée. Il y a tout un monde au fond de la carriole, disposé à la va-comme-je-te-pousse − des carnets griffonnés, des pages et des pages volantes ou reliées, dans des états de rédaction plus ou moins avancés, des plans sophistiqués, toute une documentation iconographique et encyclopédique à faire pâlir un doctorant, des fragments articulés ou désarticulés, de l’horizon pour sûr, tout un monde − et pourtant quand je me retourne, secouant ma crinière poussiéreuse, ce que j’aperçois n’engage pas à grand-chose : alors, de manière absurde, je continue à tracter ce fatras, sur des chemins alternativement rocailleux et boueux, n’allant nulle part en vérité, âme errante, vagabond sans joie, songeant plus d’une fois à mordre dans ces lanières qui m’entrave à ce fardeau. Moldanau. Abandonner ce charriot de misère pourrissant, qui n’a rien vraiment d’un char de guerre rapide et conquérant, non ! M’en libérer enfin.

Mais pourquoi faire ? Où donc irais-je une fois désentravé ? Ce charriot brinquebalant, c’est tout ce qui me reste, je le sais bien, les seuls éléments avec lesquels encore composer ce qui ressemble à un monde, un terrain d’appoint, un arrière-plan certes provisoire de significations gagnées sur l’absurdité de l’existence.

Pour être honnête, la catastrophe n’est pas responsable de cet échec : la désorientation dont je souffre, ce syndrome qui, depuis l’enfance, a creusé son sillon de désespoir le long de mes artères et de mes nerfs, et dont l’issue ne faisait depuis longtemps déjà aucun doute, me laisse aujourd’hui tout à fait perdu. Je n’y suis plus. J’attendais la catastrophe, et maintenant qu’elle est là, qu’elle nous recouvre d’angoisse et de terreur, je me sens cloué au sol, et j’ai beau traîner cette charrette de misère, je crois bien ne pas avoir avancé d’un mètre depuis des lustres. Nulle part où aller.

Pour autant, ai-je le choix ? Ce lien qui m’entrave est aussi celui qui me tient. Ce livre sans avenir tiendra lieu d’avenir, sinon quoi d’autre ? Se jeter du haut de la Barre des Écrins ou quelque autre précipice ? Oui. Mais pas maintenant. S’il faut reprendre ce livre, alors peut-être devrais-je m’efforcer d’en modifier la situation, de le replonger dans le « malheur des temps » comme disaient, à mi-mots, Proclus et ses successeurs, quand tout autour d’eux, irrésistiblement, concourrait à la perte, la perte d’un monde, le leur.