Une atmosphère de lynchage

Règne une atmosphère de lynchage, de progrom, de bastonnade, d’épuration sauvage. Parce que la Planèze est noyée dans le brouillard, je me tiens au courant des affaires du monde, ça me passera d’ici la fin de la matinée, mais j’aurais eu mon quota d’informations, après quoi, je pourrais aller me recoucher. Je tombe sur une série d’interview de fanatiques de François Fillon réalisées à l’occasion de meetings électoraux. Immanquablement, des bourgeois et bourgeoises en robes et costumes, la vieille bourgeoisie française qui ressort de sa discrétion coutumière et vient délivrer au microphone ses pensées les plus profondes. J’ai fréquenté pas mal de milieux sociaux divers et variés et haut-en-couleur dans ma vie, mais la grande bourgeoisie hyper-conservatrice, crypto-catholique, je n’ai pas eu l’heur de la côtoyer, ou alors de manière fugace, et ça n’a pas duré longtemps : dans les salons des notables, je me sens comme un chien dans un jeu de quille et je suis pris d’une envie de dégueuler illico sur les photos de famille ou la vaisselle en argent.

Les interviews donc. Dans mon dernier livre, Sauver sa Peau, j’avais imaginé le désespoir du bureau du Front National constatant l’état déplorable des militants de base, et même, des militants tout court, mais j’aurais pu émettre la même supposition concernant le quotient intellectuel des aficionados de François Fillon. Mais qu’est-ce qu’ils sont cons. On en avait déjà eu d’accablants aperçus à l’époque où les mêmes s’égayaient dans les rues pour défendre la famille bourgeoise-et-catholique contre la banalisation de la sodomie, on en reprend ici une couche – et je ne n’arrive pas à croire que des prolétaires puissent réellement se sentir motivés par ces abrutis, et en viennent à voter pour François Fillon : c’est se tirer une balle dans le pied, vu le programme du candidat, sacrifier son intérêt propre au profit de la grande bourgeoisie et de la notabilité, pour un pauvre, voter Fillon, c’est pousser le goût du sacrifice et l’adulation des élites à son comble. Absurde. Quoique : la haine de l’ «assistanat», encouragée par les dites élites, pourrait expliquer que, contre toute logique, certains parmi les classes moyennes s’en aillent soutenir, encore une fois, la classe qui les opprime, les spolie et les exploite depuis des lustres.

Avez-vous remarqué à quel point la bourgeoisie hyper-conservatrice crypto-catholique se trouve obsédée par la sodomie ? Dès qu’il en est question, elle monte au créneau. La France est menacée par les sodomites, certes, mais il faut nuancer un peu : si un keuf fait joujou avec sa matraque dans l’anus d’un «jeune de couleur», ben quelque part, c’est un tout petit peu bien fait pour lui non ? Je n’ose imaginer le pourcentage d’homosexuels refoulés dans l’univers corseté et névrosé de la grande bourgeoisie crypto-catho. Faut pas s’étonner que certains prêtres, icônes indétrônables de ce petit monde, y aillent de leur petit passage à l’acte de temps à autres. Ça n’a pas l’air de déranger outre mesure les contempteurs de la sodomie soit-dit en passant. Il doit s’en jouer de bien bonnes dans les chambres à coucher tirées à quatre épingles des grandes maisons bourgeoises. Mélanie Klein parlait à ce sujet de défense maniaque, qui vient lutter contre l’angoisse dépressive et s’attaque à l’objet externe pour mieux éviter d’aller explorer ses propres contradictions internes : on déploie contre l’objet toute l’énergie dépressive qui menace de ruiner la stabilité du moi. Contrôle, triomphe et mépris constituent les modalités du rapport à cet objet haï/désiré, et ainsi se voient cloués au pilori les sodomites (parce que cette affaire obsède celui qui les voue aux gémonies, on sait très bien que les homophobes bandent plus spontanément que les autres devant l’évocation de scènes érotiques homosexuelles), les assistés (parce qu’on sait bien qu’en définitive on doit sa fortune non pas tant à son travail qu’à la faveur d’être bien né), les étrangers (parce qu’ils pourraient bien prendre votre place un de ces jours), etc etc.

On peut aussi voir les choses sous un angle plus basique. Les nantis sont précisément des nantis parce qu’ils ont pris et continuent de prendre un soin tout particulier à la conservation de leur position sociale : ils triomphent dans la lutte des classes, et n’ont jamais cessé de lutter, tandis que les intellectuels qui leur sont affiliés ont fait passer le message auprès du peuple comme quoi la dite lutte des classes étaient de l’histoire ancienne depuis la chute du mur de Berlin – c’est totalement faux évidemment, mais ça a marché : prenez les trente dernières années de nos social-démocraties occidentales et convenez que les plus riches se sont encore plus enrichies, tandis que les pauvres demeuraient dans la fange et que les classes moyennes, comme toujours bernées dans l’histoire, glissent irrésistiblement vers la pauvreté. Si on considère les revenus de la population de ce pays, en toute logique, les représentants de la bourgeoisie et de la finance, que servent généreusement les programmes de Fillon ou Macron par exemple, ne devraient avoir aucune chance d’être élus. Sauf qu’on a tellement embrouillé l’esprit du peuple, lequel esprit a sombré dans les délices de la consolation divertissante dont l’industrie les abreuve, qu’effectivement, il y a tout lieu de redouter que cette minorité se maintienne tout de même, au final, au pouvoir.

Cependant. Il règne une atmosphère de lynchage. Et ça pourrait d’ici là tourner au déferlement de violence, je vois bien d’ici peu de temps des milices hanter les rues des cités, j’entends déjà, à l’avance, le bruit des bottes et le claquement des manteaux en cuir noir. (et un temps où je courrais probablement un grand risque en publiant un texte pareil)