Une Affaire réglée

Le soir, après la sortie des cours, il l’attendait, fébrile, incapable de penser à quoi que ce soit d’autre, quand bien même, étant donnée sa situation générale, les sujets de préoccupations ne manquaient pas : premièrement, il était marié, et la fille qu’il attendait n’était pas sa femme – novice en matière d’adultère, il en avait parlé à sa femme, laquelle l’avait fort mal pris, allant jusqu’à proférer des menaces, la menaçant, elle !, la traitant d’une manière obscène, alors il avait juré de mettre un terme à l’aventure, serment qu’il s’était empressé de trahir, il mentait donc à sa femme quand il rentrait le week-end, mais aussi quand il l’appelait au téléphone dans la semaine, il lui semblait n’être plus qu’un énorme mensonge juché sur deux pattes fragiles, sa femme s’en doutait évidemment, elle pouvait se montrer féroce comme il en avait été témoin par le passé en d’autres circonstances, il avait tout lieu de se méfier et plus encore de la craindre –, deuxièmement, la fille qu’il attendait n’était même pas majeure, et, circonstance aggravante, il était son professeur de philosophie, troisièmement, il buvait plus que de raison, et habitait durant les jours de la semaine cette chambre d’étudiant louée à bas prix, dont les murs étaient revêtus d’un papier peint jaunâtre, peuplée d’un mobilier spartiate – un lit à l’armature métallique à peine assez large pour un seul dormeur, un bureau minuscule affublé d’une chaise bancale, juste assez de place pour ranger son journal intime dont il avait repris la rédaction récemment, aucune étagère, et du cabinet de toilette, n’en parlons même pas, on se serait cru dans le vestiaire crasseux d’un régiment de soldats, tout y fuyait, tout jaunissait, c’était immonde –, parce que la ville où il enseignait se trouvait à deux heures de route de chez lui, ou tout du moins de la maison qui était censée être chez lui, ce qui n’allait pas de soi, ce qui allait de moins en moins de soi, et, quatrièmement, il lui restait environ cent copies à corriger pour avant hier – heureusement, ses élèves, étudiants en comptabilité ou en gestion des administrations, disciplines on le sait tout à fait incompatibles avec l’esprit philosophique, ne se montraient en général pas très disert dans leurs écrits, la plupart ne fournissait aucun effort pour honorer cette matière, et comme il n’en faisait de son côté pas beaucoup plus, se contentant la plupart du temps d’improviser, découvrant le programme la veille pour le lendemain, négligeant systématiquement les cours magistraux pour de pathétiques débats qu’il animait sans y croire, en essayant de dissimuler son ennui, l’avenir de ses classes de philosophie lui paraissait sombre et sinistre : le mois de mai s’égrainait en journées maussades et le baccalauréat était pour bientôt. Bref, la situation générale se présentait mal, un être normal aurait probablement sombré dans la déprime, mais il était dix-huit heures, il attendait son amoureuse et ne tenait plus en place, passant alternativement du lit spartiate au bureau spartiate, puis arpentant les deux mètres cinquante qui le séparaient de l’ignoble cabinet de toilette, puis se recouchant, puis observant par la fenêtre, et ainsi de suite.
Enfin le téléphone sonnait. Il filait à la fenêtre et observait les passants éventuels : si aucune de leur connaissance, un étudiant, un professeur ou un employé du lycée, n’était visible dans la rue ou dans les escaliers, il lui donnait le feu vert, et pendant qu’il faisait le guet, la jeune fille se glissait telle une ombre jusqu’à la porte de l’immeuble, une ombre certes resplendissante à ses yeux à lui, mais, pour tout autre, quasiment invisible, il entendait son pas vif et léger grimper les étages, elle, aussi discrète que possible, se faufilait dans l’entrebâillement de la porte, et bientôt ils se trouvaient l’un contre l’autre, s’embrassant, se serrant, se pelotant déjà, elle, avec son sourire faussement ingénu sous l’empire duquel il défaillait toujours, lui, retrouvant malgré le poids des ans une seconde jeunesse, vaguement entachée il est vrai de culpabilité, car après tout non seulement il trompait sa femme, mais avec une jeune fille, qui plus est son élève, mais son désir était si puissant qu’il emportait ces scrupules vulgaires : il s’agissait d’amour, à n’en pas douter, d’un amour absolu, ne rêvaient-ils pas déjà tous deux d’un avenir commun ? Elle avait grandi en Afrique et l’Afrique lui manquait, il n’y avait pour sa part jamais mis les pieds, et, de l’Afrique, il ne s’était guère soucié jusqu’à présent, mais il se découvrait avec celle une passion pour ce continent, alors oui l’Afrique, si tu veux ! l’Afrique pourquoi pas ? Et quand ils se serraient l’un contre l’autre, tant bien que mal dans le lit de camp d’une étroitesse extrême, ils se trouvaient déjà là-bas, sous une toile de tente au milieu de la savane ou à la terrasse d’une villa en bord de mer, ils s’y voyaient tout à fait, bien mieux qu’ici en tous cas, dans cette ville moche et tellement ennuyeuse, cette ville où l’on passait son baccalauréat, où l’on enseignait la philosophie, cette ville auquel leur amour répugnait, cette ville dont il fallait se cacher, à laquelle on était bien forcé de mentir, qui les étouffait de son conformisme, peuplée de bien-pensants, mais cette ville qui, aussi, il fallait bien l’admettre, accueillait malgré tout leur amour, augmentait par son opposition tenace leur jouissance, les obligeaient à la transgression, dès lors augmentant leur plaisir, les faisant complices d’inavouables secrets, et c’était encore mieux bien sûr de faire l’amour dans ces endroits interdits, de s’embrasser dans les couloirs quand tous les autres élèves s’étaient fait la malle, de s’échanger des regards furtifs et passionnées tandis qu’il déblatérait des banalités sur Descartes ou Rousseau, de sortir ensemble dans les rues le soir, au risque d’en croiser un qui les eût surpris : Savait-il ? S’en doutait-il seulement ? Il leur semblait que la ville toute entière gardait les yeux fixés sur eux et s’interrogeait, et les jugeait.

Un vendredi soir – on était en juin, les épreuves du baccalauréat débutaient la semaine suivante – ils se virent une petite heure après les cours, il lui fallait retourner pour le week-end auprès de son épouse, elle devait rentrer chez ses parents pour réviser. Après la séparation, gentiment déchirante, il entra dans la salle de bain et vit qu’elle avait inscrit sur le miroir au dessus de lavabo, à l’aide son rouge à lèvres, en grandes lettrines passionnées :« je t’aime ». C’était charmant, il fut bouleversé, songea à tout quitter dans l’instant, sa femme, sa profession, cet ignoble appartement, et s’enfuir aussi loin que possible avec elle, refaire sa vie, en Afrique ou ailleurs. Au lieu de quoi il rangea tristement ces affaires et entrepris le pénible voyage de retour.

Sa femme l’accueillit en grandes pompes, avait commandé un repas chez le traiteur, ce qui ne lui ressemblait pas, s’était maquillée, habillée, parfumée, ce dont elle n’était guère coutumière, il y avait de bonnes nouvelles, quelque chose à fêter – l’objet de cette joie lui importait peu tant il était terrifié à l’idée de passer une soirée romantique en amoureux avec sa femme, alors même que son esprit demeurait tout entier tendu vers une autre. Oubliées les menaces et apaisée la fureur des week-end précédents : il semblait que, d’une manière soudaine et incompréhensible, elle avait mis à profit la semaine pour passer l’éponge, pardonner, et rétablir une confiance qu’il croyait bien avoir ruinée. Épuisé par la route et ces nuits au cours desquelles il avait si peu dormi, il s’abandonna paresseusement au mensonge et à l’hypocrisie, faisant semblant de s’intéresser aux discours volubiles de son épouse, sans noter que de tels discours, là aussi, n’avaient rien d’habituels, et ne remarqua nullement la grimace qu’elle fit quand il finit par lui dire qu’il était très fatigué, qu’il valait mieux qu’il aille se reposer dès maintenant – il était à peine dix heures du soir, et, manifestement, elle avait prévu d’autres réjouissances – des centaines de copies l’attendait pour le lendemain. Il ne soupçonna rien non plus quand il entendit vaguement, en s’endormant, qu’elle parlait au téléphone, et quand, au moment du petit déjeuner, elle déclara qu’elle avait une petite affaire à régler, qu’elle était désolée, mais ne rentrerait sans doute pas avant le début de la soirée, « Ce n’est pas grave », fit-il, en prenant garde de ne pas manifester sa joie exagérément, « J’ai de quoi m’occuper aujourd’hui », en désignant le tas de copies qu’il avait déjà posé sur la table de la cuisine entre le café et le cendrier. Il songea un instant, un instant seulement, qu’elle s’était peut-être trouvé un amant, que, par représailles, elle s’était empressé de le tromper pendant son absence : ça l’aurait bien arrangé, mais, la pensée demeura fugace car sa femme n’était pas du genre à se laisser aller à ce genre d’aventure, du moins, c’est ce qu’il lui semblait, mais peut-être ignorait-il de quoi elle était vraiment capable, peut-être ne la connaissait-il après tout que partiellement, et, compte-tenu des circonstances, elle pouvait très bien avoir mis à profit ces indéniables talents de séductrices pour le tromper lui, comme il l’avait trompée, elle. Mais il n’avait aucun envie de penser à sa femme, mais brûlait de s’immerger dès que possible dans l’océan des souvenir des dernières heures passées avec la jeune fille, de raviver les émotions et les perceptions dont il avait été comblé : il lui fallait absolument se débarrasser de ces copies infernales, d’autant plus que la semaine prochaine, on le chargerait d’une autre pile, encore plus épaisse, les copies du baccalauréat, et la correction de celles-là n’admettait aucun retard. Il se mit donc au travail, gardant une vaste partie de son esprit en réserve pour penser à elle.

« Voilà, ma petite affaire est réglée », dit sa femme en rentrant – la soirée était déjà bien entamée. Il releva la tête de la copie dans laquelle il était enfoui, une discussion obscure portant, pour autant qu’il ait compris quelque chose à ces associations d’idées aléatoires, sur les apories de la liberté individuelle : il nota le sourire de sa femme, qui n’avait rien du sourire bienveillant de la veille, mais le frappa par sa dureté, la satisfaction qu’il exprimait, la pointe de cruauté qu’il aperçut à la manière dont elle pliait les lèvres, l’intensité du regard. Il eut l’impression qu’elle lui transperçait les yeux avec un pic à glace. Il se contenta de hausser les sourcils. « Tu te demandes de quelle affaire il s’agit hein ? » Il commençait effectivement à se demander de quelle affaire il s’agissait, et pressentit qu’elle le concernait directement. « Comme c’est romantique !, fit-elle en lançant ses bras de manière grandiloquente, Je t’aime ! Avec son rouge à lèvres en plus ! Ça vous ferait fondre même le plus blasé des hommes hein ! Même le plus fidèle ! » Il jeta nerveusement un œil du côté du tiroir de son bureau, dans lequel il rangeait ses clés. « Et ce déchirant journal intime ! Je cite l’auteur : « Torturé par tant de beauté, je me sens glisser dans l’abîme », ça c’est de la poésie, de la bonne ! » L’auteur pensa au contraire qu’il ferait mieux à l’avenir de s’abstenir de commettre ce genre de poème pathétique. Et elle, changeant de ton, grinçante et accusatrice : « Mais tu ne vois pas mon pauvre bonhomme, qu’elle t’a mené en bateau ? Qu’elle t’a emberlificoté avec son Afrique, sa jeunesse, ô oui sa jeunesse ! Sa pureté virginale ! » Non : vierge, elle ne l’était pas, et plutôt avancée dans ce domaine même. « Mais moi, on ne me trompe pas comme ça ! » Elle détachait chacune des syllabes — n’empêche, force était d’admettre qu’il l’avait trompée quand même au bout du compte, comme ça ou autrement. « On me la fait pas ! Jusqu’à preuve du contraire, je lui ai dis, c’est mon mec, et qui plus est, mon mari ! » Comment ça, elle lui avait dit ? Un flot de sueur dégoulina le long de sa colonne vertébrale. « Hé oui ! Ça t’en bouche un coin ! Parce qu’on s’est vu, on s’est rencontré, je l’ai appelée, ça l’aurait presque soulagée, on aurait dit qu’elle attendait mon coup de fil, on a même discuté tout l’après midi tu vois ! » Il reluqua discrètement son téléphone portable posé sur la banquette. Avait-il été assez stupide pour le laisser à cet endroit toute la nuit ? Oui, il l’avait été. « Charmante fille au demeurant, un peu jeune quand même, un peu midinette tu trouves pas ? » Non, il ne trouvait pas. « Un peu genre à fricoter dans les night-club » Elle grimaça ces derniers mots plutôt qu’elle ne les prononça. « À remuer du popotin pour s’attirer les faveurs des hommes mûrs hein ? » À vrai dire, il se voyait carrément immature, et ce qui l’avait attiré, affolé, bouleversé, se présentait un peu au-dessus du diaphragme, mais qu’importe. « Mais raisonnable malgré tout, pas si idiote tout compte fait, capable d’entendre des arguments quand une personne sensée les lui expose. » Une personne sensée ? Sa femme ne lui faisait pas précisément l’effet d’une personne sensée. « On a passé un bon moment finalement. Un peu tendu certes au début. Et même, tu vois ? Hé bien je crois qu’elle m’aime bien. », conclut-elle dans un vaste sourire embrassant à la fois un sentiment de pleine et entière satisfaction, et sa déconfiture à lui. Il regarda sa femme comme si elle s’était transformée à l’instant en sorcière maléfique, capable de jeter des sorts abominables, du genre qui vous lie, vous et vos descendants, à quelque atroce malédiction pour plusieurs générations. Et elle, presque guillerette, changea de sujet, comme s’il était possible de passer à autre chose après un tel massacre : « Alors ces copies ? Tu t’en sors ? »

Les mois qui suivirent, il demeura inconsolable. Il chercha désespérément à communiquer avec la jeune fille, lui écrivit de longues lettres, laissant des messages fébriles dans la boîte vocale de son téléphone, allant, certains soirs d’ivresse, jusqu’à accomplir des actes stupides, comme tracer à la craie quelques signes sur le trottoir devant la maison de ses parents. Elle ne répondait pas. À la rentrée de septembre, il reprit son emploi au lycée, mais elle avait obtenu son baccalauréat, et vivait désormais dans une grande ville au nord du pays, où elle avait entamé des études de droit. Il ne pensait plus tellement à l’Afrique, et il lui fallut près d’un an pour reprendre ses esprits et envisager une procédure de divorce. Il ne sut jamais ce que sa femme avait dit à la jeune fille qu’il aimait, ce fameux samedi après-midi.