Un ruisseau en forêt

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Tandis qu’Iris croque avec passion dans quelques ossements de chevreuils abandonné par les renards, je m’assois sur une souche et fais le point :

J’ai suivi le ruisseau du Miodet depuis le moulin des Gravines. D’abord par un sentier, brièvement en empruntant un large chemin forestier, puis, quittant les chemins, j’ai suivi la berge durant une bonne demi-heure. À cet endroit, le ruisseau fait deux mètres de large, pas plus, et plus on remonte, forcément, plus il se rétrécit. Il redescend tranquillement dans les forêts d’épicéa – on n’est pas loin de l’altitude de 1000 mètres – il pleut doucement sans interruption depuis le matin. Avant d’arriver près d’une ferme notée sur la carte, j’ai filé vers le sud, car, cherchant avant tout la solitude, et préférant éviter les poules éventuelles – rapport à Iris qui les aime bien -, je fais un détour pour éviter les habitations humaines. Grimpé ensuite le Diffort, élévation au milieu de la forêt dont le sommet est marqué par quelques rochers. Ensuite, entrepris de trouver un chemin longeant la forêt en bas de l’autre versant. Un tapis de ronces nous a dissuadé d’aller en ligne droite, et nous avons bifurqué vers l’ouest – c’est du moins ce que la boussole prétendait. Et là, comme Iris est occupée à ronger sa proie, j’ai choisi de faire une pause sous les sapins, n’ayant qu’une vague idée de l’endroit où nous sommes.

Au fond des bois

Et cela me réjouit.

J’étends les jambes, ferme les yeux, écoute.

De vieux arbres fragilisés par les dernières tempêtes craquent, menaçants. La pluie frappe doucement le monde alentours et l’on perçoit le grondement discret d’un ruisseau en contrebas. Des oiseaux se font la conversation. Le bruit des os brisés dans la gueule d’Iris. L’aboiement rauque d’un chevreuil interrompt sa besogne – j’imagine qu’elle dresse l’oreille un instant – mais elle reprend son ouvrage, apaisée. Peu de vent, et les gouttes qui ruissellent depuis les branches basses sont à peine audibles. Trempé pour trempé, qu’importe.

J’ouvre les yeux : au sol un mélange d’écorces au ton rougeoyant et un tapis d’aiguilles de pins – de la mousse, verte et scintillante gorgée d’humidité. La pluie fait briller toute chose, et les épicéas s’élèvent tout droit à quarante mètres au moins jusqu’au ciel gris et ses nuages bas. De nombreux arbres se décomposent, enchevêtrés sur le sol. Ça et là des affleurements rocheux.

Au fond des bois

Je me sens si parfaitement bien. Si bien même que le désir me prend de rester là, précisément à cet endroit, que je suis incapable de situer sur la carte. Pas vraiment perdu non : si je descends jusqu’à ce ruisseau, et si j’en suis le cours vers l’aval, je tomberais sur le Miodet à un moment ou à un autre, et il me suffira d’en descendre le cours pour retrouver mon point de départ. Tant qu’il y a un ruisseau quelque part, on n’est jamais vraiment perdu. Et je dois bien admettre que j’aime me perdre volontairement – ce qui est possible ici, dans ces vastes forêts, sans se donner trop de peine. Je me perds et vais mieux. Comme si. Comme si, en me perdant de la sorte, ma situation dans l’espace coïncidait avec ma situation intérieure, comme si le dehors exprimait le dedans. Étant donné l’état du monde, sa violence, et, compte-tenu de mes dispositions limitées, c’est ici que je dois être, pas ailleurs. Constat trop familier – il m’est arrivé de pleurer à l’heure de redescendre d’une montagne, rien qu’à l’idée de retourner au monde -, à la fois paisible et désespérant. Je me souviens d’un patient qui, racontant ses derniers jours dans la clinique psychiatrique dans laquelle il avait passé plusieurs mois, me disait qu’il avait été fort triste à ce moment-là, pensant même à en finir là, entre les murs de la clinique, parce que disait-il, cet endroit, qui n’est nulle part, protégé de tous les maux du dehors, ce n’est pas que je l’aime plus que ça, c’est que dehors, rien n’aura changé, la vie sera toujours aussi désespérante, je serais toujours aussi démuni, toujours aussi perdu, livré à la cruauté et aux injustices, et il n’est pas rare d’ailleurs que dans les jours suivants leur sortie de l’asile, voire après quelques heures, les patients, de retour chez eux, se jettent par la fenêtre.

Au fond des bois