Un père d’adoption

En fouillant à la recherche d’une fringue à me coller sur le dos ce matin au réveil, je tombe sur un tee-shirt tout délavé, si familier, que j’endosse, et sur lequel est inscrit une date et dessiné l’image d’un chronomètre. C’est le tee-shirt que les amis de Michel Marolleau avaient fait imprimer en son hommage. Michel Marolleau est décédé le 21 juin 1997, d’un arrêt cardiaque alors qu’il allait à bicyclette sur quelques routes du Poitou. Il était un des grands entraîneurs d’athlétisme Français, avait suivi nombre de coureurs de demi-fond et de cross-country, et mené certains d’entre eux aux Jeux Olympiques ou aux Championnats du monde, et j’avais eu la chance de l’avoir pour coach au début des années 80.

 

J’avais été “repéré” en quelque sorte au sortir de l’enfance alors que je galopais dans les bois de Givray, près du village de Ligugé, fameux pour son abbaye Bénédictine, par Jean-Paul Gomez, une des stars de l’athlétisme français, qui s’entraînait sur ces chemins. Il avait dit à mon père, “celui-là”, en parlant de moi, “il devrait faire un tour au club”. Le club phare d’athlétisme de Poitiers à cette époque, c’était l’ASPTT, et les entraînements avaient lieu chaque jour dans des endroits différents selon les disciplines et les saisons. À douze ans, j’étais loin d’imaginer que la part la plus importante de mon adolescence allait se dérouler sur des stades, et notamment ce fameux stade de la Madeleine, doté d’une vieille piste en terre battue, en face du parc de Blossac, mais aussi au stade Rébeillau, plus moderne, aux bois de Saint-Pierre ou au Creps de la Boivre à Vouneuil.

Je n’étais pas un coureur spécialement doué, bien qu’ayant des dispositions à l’endurance et une bonne “caisse” comme on dit dans le jargon : de longues randonnées en montagne dans l’enfance et une pratique régulière d’activités sportives avaient dégrossi ce corps mal fagoté, et, vers l’âge de quinze ans, juste avant d’entrer au Lycée, j’ai pris quinze centimètre de hauteur en un été seulement, et soudainement, à la rentrée, mes performances avaient monté d’un cran ou deux, si bien que dès l’automne suivant, j’étais vite devenu un des meilleurs Français dans ma catégorie d’âge, et surtout, j’avais l’honneur de faire partie des athlètes entraînés par ce fameux Michel Marolleau. Ma petite sœur Bénédicte partageait ce privilège avec moi, et nous avons eu tous deux nos heures de gloire, sous l’égide, et j’allais dire : la férule, de cet homme qui pouvait se montrer tout à la fois sympathique dans la vie quotidienne, mais exigeant dès lors que nous étions sur la piste ou les chemins de cross-country.

Mon père à l’époque était peu présent, et bien qu’à l’instar de toute la famille, il s’adonnait aussi à la course à pied, il travaillait dur pour faire vivre tout ce petit monde (une famille de six), et ce n’est que bien plus tard, après quelques décennies que nous sommes devenus des amis chers en dépit de nos liens filiaux – il vient d’avoir 80 printemps cette semaine et fait toujours son footing quand il le peut. Mais en cette première moité des années 80, cette figure paternelle dont les psychanalystes font grand cas, elle s’incarnait dans la figure de ce monsieur Marolleau : la casquette toujours vissée sur le crâne, un imper en hiver, une clope au bec et surtout, ce fameux chronomètre, objet fétiche et redouté par ses disciples. Car le chronomètre, voyez-vous, ne trompe pas, quoique, à bien y penser, je le soupçonne, durant certaines séances d’entraînement stratégiques, d’avoir sciemment édulcoré certaines de nos performances, dans le but de nous encourager quand ça n’allait pas fort, ou au contraire de les avoir diminuées, pour nous pousser un peu plus loin dans l’effort.

Comme je m’entraînais dur, n’ayant à vrai dire que ça en tête, des rêves de champions, et peu de goût pour les études qui m’ennuyaient à mourir, j’accumulais les séances, et, à l’âge de seize ans, j’allais courir tous les jours, sur la piste ou dans les bois. Je voyais mon coach 4 à 5 fois par semaine, le week-end étant réservé aux compétitions, qui nous emmenaient souvent aux 4 coins de la France (et c’est pourquoi j’allais rarement au lycée le lundi matin, bénéficiant d’une sorte d’exemption plus ou moins acceptée par les enseignants), sans parler des stages régionaux ou nationaux qui occupaient la plupart des vacances scolaires.

Et surtout, même dans les entraînements solitaires en forêt, ou dans mon quartier, Marolleau était encore en quelque sorte dans ma poche, car il y avait ce petit bout de papier sur lequel il notait d’une écriture fine et serrée qu’on avait appris à déchiffrer, le programme de la séance. Je m’astreignais avec un certain bonheur à cette discipline souvent douloureuse : on ouvrait parfois grands les yeux en découvrant ces fameux “programmes” – “il est frappé le coach, il veut notre mort”, mais en réalité, on savait que c’était “pour notre bien”, et, alors qu’il eût été facile de mentir en prétendant avoir accompli ces successions d’efforts démoniaques sans les avoir réalisés, on s’y pliait de bonne grâce, car, tout simplement, on avait en lui une confiance aveugle. Les champions qu’il avait entraînés par le passé nous en fournissaient la preuve et le gage, et c’était dans ces souffrances solitaires qu’on s’infligeait à l’âge où nombre d’adolescents rechignent à tout effort, qu’on se sentait grandir. Dans mon cas, c’était aussi une manière de me distinguer de mes semblables, que je n’appréciais guère (on n’était pas du même monde et je me sentais souvent méprisé par certains) – j’avais en effet peu d’amis au lycée et n’avais qu’une hâte, le quitter aussi vite que possible. Comme pour beaucoup de gamins issus de la cité et d’un milieu social peu favorisé, le sport m’ouvrait les portes d’un monde meilleur, et j’aurais certainement fini délinquant si ces gens de l’athlétisme ne m’avaient pas mis le grappin dessus (et si mes parents ne s’étaient pris de passion pour les randonnées en montagne et les activités sportives).

Ce coach donc, devint mon père de substitution durant cette période compliquée (le divorce de mes parents, les années de lycée, et très vite, la nécessité d’accéder à une certaine autonomie comme j’emménageais, dès l’âge de 18 ans avec mon petit frère de 16 ans dont j’avais dès lors plus ou moins la charge dans un appartement près du stade de la Madeleine). En puisant dans mon stock de souvenirs, je revois quelques courses épiques, ma petite collection d’exploits, et le sourire léger qu’ils suscitaient derrière sa barbe. Les compliments étaient rares et incitaient à la modestie. Le meilleur était toujours à venir. Mais il pouvait aussi de montrer d’une sévérité presque blessante comme ce jour où, lors de championnats de France, je m’étais fait dépassé sur la ligne lors d’un sprint final par deux adversaires qui me privaient d’une place sur le podium. Sa déception se lisait sur son visage et m’avait plongé dans une déprime bien plus grande que ma défaite.

À 19 ans, je devais être en seconde année de philosophie, j’entamais une vie tout à fait nouvelle : même si je séchais les cours plus souvent qu’à mon tour, je devais tout de même cumuler de nombreux petits boulots pour subvenir aux besoins de mon frère et moi. Pis encore, notre appartement était devenu le repère des jeunes punks Poitevins (et une petite plaque tournante du trafic local), on s’était lancé dans la musique (genre post-punk industriel), l’alcool et les drogues et les nuits sans fin, la découverte de mondes qui m’étaient jusqu’alors étrangers, et une sexualité complètement débridée, bref, j’allais encore au stade pour l’entraînement, mais le soir, une autre vie commençait, qui n’avait plus rien de commun avec la vie d’athlète de haut niveau. Je commençais à abandonner des courses, mes performances devenaient déplorables. J’avais déjà tellement déçu – sans en être conscient, j’entamais cette longue vie “déceptive” dont j’ai longuement parlé dans Un Débarras. Mais décevoir le coach, ça n’allait pas de soi. Il y eut tout de même une scène finale, d’une tristesse infâme, dont je ne me souviens encore aujourd’hui qu’avec peine. Un jeudi soir donc, j’allais au stade, mais je n’enfilais pas ni chaussures à pointes, ni short et maillot. Il était comme d’habitude près de la ligne d’arrivée, dans la nuit froide d’octobre, avec son chronomètre à la main. J’ai marché sur la piste en tartan, vacillant, jusqu’à lui. Il m’a fait remarquer mon retard, “les autres sont déjà à l’échauffement”, mais voilà, il n’y avait plus d’échauffement pour moi, et je lui ai dit en bafouillant que c’était fini et il a eu cette réaction incroyable, de colère et dépit mêlés : “c’est à cause d’une fille c’est ça ?”. Je n’ai pas su quoi lui répondre. Mon dieu, des filles et des garçons à l’époque, il y en avait plein, et surtout le reste dont il n’avait pas la moindre idée, ma nouvelle vie, ma double vie, ces deux vies que j’essayais de mener de concert alors que tout montrait qu’elles devenaient absolument incompatibles. C’était tellement affreux de décevoir cet homme.

Nous nous sommes revus quelques années plus tard, au début des années 90. Je m’étais alors inventé une autre nouvelle vie. Fini le rock’n’roll, les nuits blanches et l’alcool, je m’étais pris de passion pour le néoplatonisme, je partageais mon temps entre de longues randonnées en montagne et l’étude bientôt érudite des textes anciens – mon père m’a dit plus tard qu’un jour j’avais évoqué la possibilité de me faire moine ! Je n’en ai pas le souvenir mais ça ne m’étonnerait guère. Et je suis retourné au stade de la Madeleine. J’ai repris l’entraînement, et le coach m’a de nouveau rédigé ces petits billets de torture. Bizarrement, malgré mon âge (j’avais 24 ans je crois), je m’étais lancé le pari de me convertir sur des distances plus courtes, le 400 et le 800 mètres, ayant toujours eu ce qu’on appelle joliment de “l’explosivité”. Au bout de quelques mois, mes performances devenaient vraiment intéressantes, mais, au début du printemps, lors d’un 400m, ma cuisse droite a lâché brutalement : claquage. Cette fois-ci, c’était bel et bien fini. J’étais trop âgé pour ce genre d’efforts, et je payais probablement les excès de ma vie précédente.

C’est sans doute mon père qui m’a informé du décès du coach, de mon père adoptif donc, quelques années plus tard. Ça m’a plongé dans une autre tristesse infâme. Beaucoup de culpabilité aussi. Mais je n’ai pas eu la force d’aller à son enterrement. J’étais déjà parti. Encore. Il y avait voyez-vous tellement d’autres mondes à explorer.