Un destin funeste

L’homme s’était entaillé à plusieurs reprises les veines des deux bras, l’arrière des chevilles et à la gorge. Dans un parc public. Au vu de tous on l’imagine. Il est sans domicile fixe. Des policiers (alertés ? qui passaient par là ?) “interviennent”.
 
Ce qui suit donne lieu à des descriptions fort différentes :
 
“Selon une source proche de l’affaire, les pompiers ainsi que la police de Menton sont intervenus et ont d’abord tenté de maîtriser l’individu à coups de Taser”.
 
“Les policiers ont tenté, en vain, de parlementer pour lui faire lâcher son couteau, avant de tirer au pistolet à impulsion électrique. Ce tir n’a pas permis de neutraliser le SDF, a précisé le parquet.”
 
Puis :
 
“L’homme s’est alors levé et s’est dirigé vers un policier. « Un deuxième policier a fait usage de son arme de service à deux reprises », le touchant mortellement, a poursuivi le parquet. Les secours, déjà présents sur place, ont essayé en vain de le ranimer.”
 
“Les policier tentent de le calmer. Les pompiers essayent également de maîtriser l’individu. Mais l’homme se serait alors retourné contre les forces de l’ordre avec son couteau. Un premier tir de taser a été inefficace, c’est donc là qu’un jeune policier ouvre le feu. “
 
“Un sans-abri tente de se suicider, avec un couteau, en s’ouvrant les veines. Les forces de l’ordre se rendent alors dans le petit parc pour tenter de calmer l’individu, un homme âgé d’une cinquantaine d’années.
 
Mais ce dernier s’énerve et brandi son couteau contre les policiers. L’un des policiers sort son arme et ouvre le feu. Pour le syndicat Unité SGP police, le jeune policier, en poste depuis deux ans, a ouvert le feu en état de légitime défense, pour protéger l’un de ses collègues.”
 
Je viens de compiler une dizaine d’articles, parmi une bonne centaine. À l’évidence, les journalistes brodent avec le peu qu’ils ont : un récit peu détaillé, un parc dans une ville côtière de la Méditerranée, un SDF belge, des pompiers secouristes, des policiers, dont un “jeune” policier, un couteau, un pistolet, et pas grand chose d’autre.
 
Ça me rappelle assez vaguement le genre de scène qu’on voit dans les films et les séries de zombies. Au tout début de l’épidémie, c’est devenu un cliché, un homme est à terre, ensanglanté, à l’agonie, des proches ou des passants se penchent sur son corps, tentent de l’aider, l’homme est agité, semble mourir, et soudain se redresse et se précipite sur ceux-là même qui voulaient lui porter secours. Le héros, qui a une longueur d’avance sur la plupart des gens, sait bien ce qu’il en est, sort un flingue et abat le mort-vivant. Etc.
 
Je ne sais rien (rien de plus que ce racontent les journaux, c’est-à-dire pas grand chose), et j’imagine que vous ne savez rien non plus, de ce qui s’est réellement passé l’autre jour dans ce parc. Mais je me demande si le jeune policier qui a fait usage de son arme regarde des films de zombie, si, quand l’homme (soit-disant, peu importe) c’est redressé, tout ensanglanté, le couteau à la main, l’image d’un mort-vivant ne s’est pas imposée à son esprit, faisant écran en quelque sorte – raison pour laquelle il a tiré par deux fois. Les zombies, en général, sont coriaces, comme chacun sait).
 
J’imagine aussi (mais j’ai peut être tort, là aussi peu importe) que l’homme qui s’entaillait les veines en public (forcément “agité” comme dit un des articles – mais supposez au contraire un homme qui s’entaillant les veines dans le plus grand calme, paisiblement, sur un banc public fréquenté, qu’en dirait-on ? – le point intéressant, c’est qu’il ne l’a pas fait “en privé” – c’est la grande question du suicide “altruiste” ou pas), était en pleine décompensation – au sens psychiatrique du terme. Prendre à témoin le monde de sa détresse. Confronté à l’ὕϐρις / hybris, la rage, la fureur, le “jeune” policier (qu’on suppose ainsi peu expérimenté, mais quid de la réaction d’un policier plus expérimenté ?) s’est senti menacé (le syndicat précise : il défendait un collègue – c’était donc un héros). Se tailler les veines est une chose, mourir en est une autre. Se prendre deux balles de pistolet, si elles sont bien placées, garantit un trépas plus expéditif. On connaît de nombreux cas de suicides par “provocation” : l’impétrant sait fort bien qu’en se montrant agressif dans certaines situations, il sera probablement abattu. Je ne dis pas, qu’on ne se méprenne pas, que c’est ce qui s’est passé ce jour-là dans ce parc, mais c’est possible. Comme est possible qu’en proie à la panique et inspiré par la culture des films de zombie, le jeune policier ait réagi comme s’il voyait un mort-vivant, etc.
 
Les voilà liés en tous cas, cet homme qui s’entaillait les veines et ce jeune policier qui passait par là. Destin funeste pour ces deux hommes, assurément – et le fait d’être livré en pâture aux médias, et au fond, la dimension “publique” de l’affaire aggrave le caractère funeste de l’affaire. Si cette tragédie “ordinaire” (parce que l’extraordinaire, quand il se répète chaque jour que le diable fait devient aussi “ordinaire”) fait la une des rubriques faits divers, autant qu’elle nous rappelle que les SDF meurent souvent dans des conditions atroces.
 
https://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2002-2.htm