Un Autre Dimanche

Que le narrateur n’a aucune raison valable de se lever

8h32 — après avoir vaqué, pour autant que je m’en souvienne, une bonne partie de la nuit à des occupations diverses et variées — : chercher une Tabanne dans les bois du Pirou avec mon chien Tapou, une Tabanne que j’avais bien repérée sur la carte, mais, une fois sur le terrain, pas possible d’en retrouver la moindre trace dans l’obscurité des sous-bois, et de surcroît il pleut ; préparé un repas pour une cinquantaine de randonneurs dans un refuge de Haute-Montagne, puis la neige s’est mise à tomber pendant que je retournais l’omelette dans la poêle, et, au final, on s’est tous retrouvé coincés parce que des congères de trois mètres de haut amassées contre la porte barraient l’accès au dehors ; avec Delph comme passagère, conduis une automobile du genre qui va vite, bien fuselée, sur un circuit, bien amusant ; et sans doute une bonne dizaine d’autres aventures, d’où : — la fatigue ! Et : se rendormir vite fait ! De toutes façons, on est dimanche, y’a aucune raison de se lever, ni à 8h30, ni plus tard d’ailleurs, Delph a pas l’air décidée non plus, et Capou entrouvre un œil avec une peine qui donne à imaginer à quel point la perspective l’enchante guère. Allez : j’replonge le nez dans l’oreiller et reprends une dose.

Que le narrateur va dehors à la rencontre de la mondanité

10h56 — Là c’est abusé ! comme dirait mon poto Clément. Y’a mon cher Albert qui m’a occupé l’esprit toute la matinée — Albert, un des personnages de mon fabuleux nouveau roman, Le Changement Catastrophique (rien que le nom ça donne envie de le finir celui-là de roman), Albert, celui que tout le monde soupçonne d’être atteint de la maladie d’Alzheimer, mais on n’est pas encore sûr, faudrait lui faire passer des tests, mais il refuse, gueule qu’il est pas un putain de cobaye dans un laboratoire, qu’il veut juste fumer une putain de clope et boire un putain de bière, alors qu’en vérité (je connais pour ainsi dire la vérité, puisque c’est moi l’auteur) il veut juste (obstinément certes) rentrer chez lui — donc il fugue du camp de réfugiés où mon histoire l’a condamné à être enfermé. Les personnages commencent à peupler mes nuits : je considère que c’est un bon présage.

L’est temps de faire quelque chose de cette vie : déjà : se lever. Delph marmonne gentiment, Capou s’étire consciencieusement et entame sa toilette à coup de langue râpeuse comme celle d’un chat — alors que c’est un chien, qui hait les chats par dessus tout. TaféClopeJournal pour commencer, donc : aller dehors, ok p’tit bonhomme ? « On sort ! », que j’criaille : « À tta l’heure ! » chantonne en respons la voix de notre belle à tous deux, les mâles de la chambrée, des fins fonds de la salle de bains. Allons à la taverne ! On pourra s’lire le journal gratos. Temps pourri. « Ça va durer jusqu’à quand à votre avis ? » que j’demande à Jeanine (pendant que Tapou se bisouille avec Volka sur le trottoir). « J’vous l’avais bien dit, quand ça pleuviotte à la Saint Barnabé, pleuvra des cordes tout’l’mois d’juillet ! », qu’elle m’assène. « Quèssquispasse aujourd’hui ? » que j’fais à Nadège la jolie boulangère. « Encore le vélo » qu’elle m’informe. « Z’êtes pas au courant ? » « Ha mais si mais c’est bien sûr ! » — refont l’étape du tour de France de la semaine dernière, mais pour les bicyclotouristes — z’arrivent que c’t’après midi, mais déjà, quelques dizaines de fanatiques à casquettes se traînent dans les ruelles, un plan de la ville à la main : « la Tathédrale c’est droit devant, de toutes façons, où qu’vous soyez, c’est toujours droit devant, on peut pas se tromper — enfin si on peut ! Moi, le soir même où j’avais emménagé, j’ai mis pas loin d’une demi-heure à retrouver ma rue — circonstances atténuantes quand même : je m’en étais mis une sacrément généreuse (pour fêter ça) — Au café maintenant !

Les nouvelles — j’pique discrètement la Montagne du jour, et puis l’Équipe tant qu’à faire. En dégustant un pain au chocolat. Que je partage avec Tapou bien entendu. Ce sont là des détails. Mais je n’ai que ça, des détails, aucune raison de faire dans l’épopée, l’épique, le romanesque. Alors blablabla, finalement on a tout lieu de penser qu’il l’a flinguée avant de se flinguer lui-même à son tour, comme par ailleurs une lettre en atteste, Zy font défiler des drakkars pour la fête nationale à Bergen, lesconslesconslescons, Zyva Eva ! Pulvérise nous ces endimanchés coincés ankylosés dans leurs bénitiers ! Moi, j’ai même pas fait mon service, P4 qu’il a dit le psymachinchose en rigolant, après quoi on s’est serré la patte de connivence. Voëckler est toujours en jaune — y’a de l’analyse au comptoir, et j’y vais de mes suppositions : cé ty pas qu’ils seraient un peu moins dopés les luxembourgeois zé l’espagnol ? Et donc, pages locales : INAUGURATION de l’exposition ! Vlà une chouette idée pour l’après midi, parce que, vu l’temps qui fait, vaudrait mieux éviter la haute montagne aujourd’hui. On va s’confronter au culturel alors ! Y’a du Boltanski en plus (pas le sociologue non non ! L’autre, le frangin, celui qui compte les morts).

Que le narrateur mange une Tarte à la courgette et se remémore Stalingrad

12h05 — De retour au logis, devant l’ordinateur : pas de mail (excepté : profitez de notre offre exceptionnelle), no comment sur mon compte fessebook, un article du Figaro sur les fugues des patients Alzheimer (salut Albert !), et sur tweetweetweeter de brèves mais savantes analyses sur l’étape d’hier : semblerait qu’ils aient grimpé le plateau de Bielle trois minutes moins vite que les années précédentes : c’est c’qui prouve ! — j’y vais de ma remarque aussi du coup !

Puis: se fait faim dans la chaumière — Restes de tarte à la courgette d’hier soir et salade de mâches avec lamelles de champignons de Paris et Mozarella en vinaigrette huile d’olive basilic. « Y’a machin qui veut utiliser une chanson des Loustics pour son court métrage ! » (Delphine du fond de son antre interdit (à moi)) — Les Loustics, c’est notre projet musical avec les enfants, complètement barré, qu’un spécialiste a comparé l’autre jour à du Ornette Coleman, rien que ça ! Pas fait exprès en tous cas. — « Génial ! » « Mozarella Jambon ? Tapou ? » Se lèche explicitement les babines d’où je déduis que oui, ça ira. Grande causerie tout en ingurgitant, les mondes de l’art, etc. On prépare la sortie dominicale avec des concepts, au cas où. Puis, l’heure de la sieste (déjà !), en fait, un peu de lecture au dodo — pour satisfaire au rituel canin, après manger c’est la sieste, c’est comme ça et pas autrement ! — Stalingrad d’Alexander Kluge (Walter-Verlag AG Olten und Freiburg im Bresgau, 1964) : « Comme toute fiction (et aussi bien celle qui est faite d’un matériau documentaire) ce livre contient une grille, l’imagination du lecteur y trouvera ses points de repère à chaque fois qu’elle prendra la direction de Stalingrad » : Une grille ! Et, p. 104 : interview de l’officier 18 : « D. : Les hommes atteints de troubles mentaux ? R. : Il n’y a pas eu de scandales. Ils se sont réfugiés dans les trous, ils retournaient à l’état sauvage, ne se rasaient plus. Ils étaient inabordables. » et plus loin p. 129, interview du médecin 10 : « Je garde en mémoire le tableau suivant, celui d’un grand soldat maigre, un os gigantesque à la main, peut-être un os de cheval, peut-être même d’un être humain, il était en train de ronger cet os gelé. Je l’ai interpellé : » Hé toi, qu’est-ce que tu fais ? » Il ne m’a même pas entendu. ». Le livre est froid comme les glaces de la steppe autour de Stalingrad en hiver. Implacable litanie des faits : je songe à Hammerstein ou l’intransigeance : Une histoire allemande d’Enzensberger, à Une visite à Klagenfurt d’Uwe Johnson, et aussi au livre IV de 2666 de Bolaño, les centaines de femmes assassinées à Ciudad Juárez décrites méticuleusement une par une. Je lis ça dans un état second. C’est insoutenable. Ça me berce.

Que le narrateur a fort à faire avec la merde et qu’il s’enquiert de cela avec ses collègues

14h00 — Téléphone à mes deux collègues et ami(e)s — deux parce que j’en n’ai pas d’autres — une heure chacun au téléphone — j’ai jamais fait ça, mais mais : s’agit d’un cas retors — Matthieu a décrété qu’il ferait plus tata — et décrété en même temps qu’il prononcerait plus la syllabe « ca », d’où : Capou est devenu Tapou, Cabane Tabane, et ainsi de suite. Par contre, il dit très bien merde (il a 4 ans et quelques). Tout le monde est accablé, les parents deviennent dingues, il hurle quand on le force à s’asseoir sur le trône, faut s’y mettre à deux pour tenir la bête, et il m’a bousillé cinq pots de pâte à modeler PLayDoh en plongeant le contenu dans la flotte et le tapis par la même occasion (fluidifier le tata, ça fait moins mal quand ça passe où ça doit passer). Un après midi qui commence bien donc. Je prends presque pas de notes, me laisse bercer par les associations d’idées fulgurantes de mes amis et néanmoins collègues, les avalent gentiment, puis je prendrais le temps de digérer et d’alimenter mon p’tit appareil à penser les pensées avec tout ça. Tout en causant, je nettoie le tapis, et, sur ma lancée, j’entreprends de cirer le parquet. Le genre de truc que j’ai jamais fait en six ans. Ça travaille déjà donc !

Que le narrateur et sa compagne et son chien partent en expédition dans les vastes territoires de l’art d’aujourd’hui

16h30 — Ça expose sévère dans les deux chapelles du centre ville ! D’abord, d’un pas respectueux, filons tous les trois à la Grand’Halle, éclairage discret, subtil, sept œuvres au top de la contemporanéité, du Boltanski donc (bon : c’est du modeste Boltanski, du transportable, mais du fragile quand même, éclairé à la bougie — la lumière tremblote laissant apparaître quelques ombres délicates — la danse des morts — on voit ça dans certaines fresques de la renaissance, par exemple à Antigny à côté de Saint-Savin où j’ai bossé autrefois en tant que surveillant du collège — fallait gagner sa croûte pour payer ses études et devenir plus intelligent et être capable de goûter la subtilité de Boltanski), Eliasson a sculpté un SkateBoard (bon : c’est quand même pas ce qu’il a fait de mieux), Didier Marcel (??) a installé quatre troncs d’arbre de trois mètres de haut qui tournent doucement sur eux-mêmes (je sais pas trop ce que j’en pense, mais Capou lui, est complètement déstabilisé au point qu’il ose même pas pisser dessus ! Alors que les arbres, il en rate pas un d’habitude.), Emmanuel Lagarrigue a fabriqué une sorte de cube sonore avec plein d’enceintes de tailles différentes, chacune d’elle diffusant des sons particuliers, des bribes de phrases, de la musique concrète — ça j’aime bien : j’en fais le tour doucement à genoux, je penche l’oreille vers chacune des sources sonores, y’a des néons qui bercent le tout de lumière, c’est l’occasion d’une expérience, et moi j’adore les expériences, j’ai toujours adoré les expériences, ça m’a valu parfois des désagréments, mais ça m’a rendu un poil plus intelligent aussi. On prend la brochure qui explique tout — c’est de l’art conceptuel hein ! L’art contemporain c’est toujours conceptuel. C’est pour ça d’ailleurs que je n’aime que l’art contemporain. L’art non-conceptuel m’emmerde. L’appel à la sensation pure, l’esthétique pure, m’emmerde. Ça ne m’intéresse pas.

Et justement, la prochaine étape, l’autre chapelle donc, elle aussi dédiée à l’art, mais l’art non conceptuel, l’art anti-conceptuel, qui se veut aussi, et à raison d’une certaine manière, contemporain, c’est l’exposition bi-annuelle (en fait ils squattent la chapelle six mois dans l’année) de l’association des artistes locaux — essentiellement des peintres et des sculpteurs, pasque vous comprenez, la vidéo, les installations, sans parler des performances (moi c’est ce que je préfère les performances), c’est des trucs d’intello, c’est d’l’art etc etc. Alors c’est parti pour un défilé de croûtes — avec éclairage au projecteur — si on fait pas gaffe, on s’prend de gros flashs de lumière jaunes, comme si qu’on était aveuglé la nuit sur une route isolée par la lueur des phares d’un camion — non : d’un tank. L’expo a quelque chose d’un tank. D’un tank rural. Y’a des couleurs partout — des vaches colorées, des montagnes colorées, des filles à poil colorées, et même, invité d’honneur du festival d’été, cerise sur le pompom si j’ose dire : de la vraie peinture underground ! si ! mais underground des années soixante (voire avant), genre : j’te colle des bouts de texte sur de grands aplats de peinture figurative — bref, le genre pop art, qui, bizarrement, semble représenter pour les organisateurs du festival le nec plus ultra de la peinture contemporaine. Effectivement, c’est un poil plus moderne que le pompiérisme XIXième qui semble inspirer la plupart des artistes ici réunis pour la célébration de l’art véritable et authentique, mais quand même. Delph nous fait un joli numéro d’hypocrisie auprès de la tablée d’organisatrices qui fait l’accueil et entreprend même de voter (si !) pour la meilleure œuvre peinte du festival, grattant le numéro de sa toile préférée sur un bout de papier qu’elle glisse dans l’urne immense et désespérément vide posée à l’entrée. On attend d’être sorti et à cinquante mètres avant de s’autoriser un fendage de poire en bonne et due forme — « J’ai pris une toile complètement au hasard » qu’elle dit en se marrant. « C’est pas gentil », que j’dis. « Enfin bref, tout çà c’est de l’art, de l’art d’aujourd’hui, c’est ce qu’on appelle de l’art, les troncs d’arbre qui bougent, les flammèches de bougie qui tremblotent, les aquarelles de vaches Aubrac vues de trois-quart, et les fresques médiévales qui surplombent le tout dans la chapelle, et l’urne d’un mètre cube complètement vide pour la votation. Il faut d’tout hein ? »

Que le narrateur, après s’être à nouveau sustenté, s’en va chasser le chevreuil sauvage avec le chien dans les bois du Pirou

19h30 — C’est pas tout mais faudrait aussi penser à s’alimenter : l’art creuse. Mon père au téléphone, pendant que je touille les œufs pour l’omelette. La vie culturelle à la grand ville, c’est épuisant : tous les soirs un pestacle, et parfois même deux ou trois, même le lundi, et même l’été, de la danse, du théâtre, de la musique, et je te parle pas des conférences : rien que cette semaine t’as le choix entre : la théorie des cordes (très jolie théorie soit dit en passant, probablement une vue de l’esprit, mais une jolie vue de l’esprit), l’augmentation inquiétante des taux de suicide dans le monde paysan, le forage par fracturation hydraulique du gaz de schiste (ou comment transformer les campagnes en gruyère toxique), la transmission du néoplatonisme grec et latin par les arabes à la fin de l’antiquité, le réaménagement du centre ville et ses conséquences environnementales, la réunion mensuelle du comité de lutte contre le fascisme (manifeste ou latent), et je me souviens pas de tout ! Du coup : une semaine en vacances dans le Cantal, c’est le repos assuré — tu m’étonnes ! (le programme des festivités intellectuelles ici-bas : Édouard O., sa vie son œuvre (peintre local dont la renommée ne dépassa que fortuitement les limites de la colline en face de chez moi), l’histoire de la dentelle à travers les âges (sic), le linteau gravé dans le nord est du département, les fonds secrets des archives municipales enfin dévoilés (salivez pas trop ! ça vaut pas Boccace ou Restif de la Bretonne — tiens, maintenant que j’y pense : l’autre jour, surpris la couturière qui lisait Justine ou les malheurs de la vertu !). Bon. J’exagère évidemment, pour les besoins de la démonstration. On a du vélo aussi, beaucoup de vélo. Et des montagnes. À la grand ville, pas de montagnes : rien n’est parfait !)

Delph et Capou prêts à démarrer devant leur assiette d’Omelette Mozarella. Super bon, dit Delph. Slurp ! fait Capou. On va se promener ? que j’lance à la cantonade ? Sans moi, dit Delph. Capou frétille, jappe et me tourne autour comme un petit chien — d’ailleurs : c’est un petit chien. Le verbe promener et ses dérivés (promenade) ou apparentés (on va s’balader ?) sont les seuls qu’il a pris la peine d’apprendre à notre contact. Pour le reste on se débrouille, en s’inventant du langage non verbal pas articulé. Et c’est parti pour le bois du Pirou, à dix minutes d’ici en automobile.

L’a plu toute la journée ou presque, et il pleuviote encore doucement. Qu’à cela ne tienne : on s’enfonce dans les sous-bois, on plonge dans l’humide, la pénombre, pas de cabane, mais des champignons, des fraises des bois, des framboises — J’fais mon marché pendant que Capou arrose — c’est un peu chez lui, donc y’a du boulot, pas mal d’hectares à asperger, et il vous fait son job méticuleusement, pas un arbre ne lui échappe. Ha ben on n’est pas tout seul. Un quidam avec sa canne précédé d’une petite blanchette frisée, Fanny qu’elle s’appelle. Les deux quadrupèdes se bisouillent un peu, pendant que les deux bipèdes, plus chastes, se contentent de causer. Faut se méfier des tiques, qu’il dit, ça leur refile la pyro, j’ai perdu un border collie comme ça, en deux jours que ça l’a pris, jusqu’aux reins, l’a fallu euthanasier. Du coup, je jette un œil anxieux tout autour, m’attendant à ce qu’une armée de bestioles nous tombe sans crier gare sur le râble. Moi j’ai été malade autrefois, que j’raconte, à cause d’une tique. Sur le cuir chevelu qu’elle avait élu domicile. Une fois arrachée, restaient les pattes (ces ignobles pattes crochues velues). Une saleté de maladie m’a ruiné les défenses immunitaires pendant les trois mois qui ont suivi, j’en fus quitte pour trois grippes et un affaiblissement généralisé, avant de me décider à consulter un médecin. Lequel m’a dit gentiment qu’un mois de plus et je perdais des neurones (sic).

Sur le petit sentier dans la pinède, un sol doux comme un duvet, on s’fait un sprint Capou et moi (qu’il gagne haut les pattes) — au moins j’aurais fait trente secondes de sport aujourd’hui — et, une fois passé la ligne d’arrivée, le vlà qui tombe en arrêt, la patte avant droite levée, comme en suspens. À l’autre bout du chemin, trente mètre à peine, deux chevreuils, dont un bien cornu, dégustent paisiblement de jeunes pousses. Le cornu se redresse et tourne la tête de notre côté. Lentement mais surement, et pacifiquement, je le vise avec mon appareil photographique. Capou, sidéré, demeure immobile (à moins qu’il ne s’avise de la taille et de la masse de l’ennemi — ça fait une sacrée proie quand même, mais : de quoi manger, si on l’attrape, durant quelques semaines). Le cornu pousse un abominable cri rauque qui semble provenir des tréfonds de l’enfer logé sans son poitrail et démarre au quart de tour dans le taillis, suivi par son ou sa comparse, pas moins pressé(e). On y va Capou ! Et nous vlà en effet poursuivant les bêtes sauvages dans la Pampa, armés d’un appareil photographique, sautant par d’ssus les fourrés, s’écorchant au passage de ronces, mûriers, et framboisiers, se prenant des douches de pluie conservée par les feuillages qu’on secoue au passage, ha ! Exalter notre sauvagerie, courir nu dans les bois, grimper aux arbres et dévorer des lièvres crus avec les dents ! Vlà d’la vraie vie ! Pendant que les eaux du ciel s’abattent, redoublant d’intensité, assommés, trempés, écorchés, sanglants ! L’autre devant hurle encore un coup — mais nos proies sont déjà loin — se demandant sans doute quel genre de nouveaux prédateurs hantent ces forêts familières. (Des débiles probablement, inoffensifs : sûrement).

Là : on s’pose cinq minutes, ou même dix, question de récupérer, langue pendante et bave aux lèvres. Capou me regarde avec l’air du chien qui serait pas contre un biscuit et qui sait que dans la poche latérale gauche du sac à dos, y’ en a toujours un sachet. Tiens Bonhomme ! Scrunch. Moi, j’bois un coup (d’flotte !). Un fier arc-en-ciel courbe le ciel bleu pétrole. On s’assoie un peu, on s’en met plein les mirettes et les naseaux — c’t’odeur d’humus qui vous prend les narines, tellement qu’on s’croirait à l’automne. Va bientôt neiger, j’le sens dans les artères. Et là, soudain, furetant délicatement au milieu des branches mortes à vingt pas d’où nous reposons, le renard, gris roux avec une longue queue épaisse, un Capou en plus long et plus fin, en somme, lequel, le susnommé Capou, tout à sa dégustation (biscuit au poulet et légumes verts), l’a pas senti approcher. L’appareil photo, viser ! Trop tard, le cousin se barre sans un mot — et file silencieusement dans l’infinie pénombre et touffue qui nous est à nous autres, pathétiques bipèdes aux pas lourds et aux pensées futiles, à jamais interdite.

Bien belle soirée quand même ! Des framboises et des fraises des bois, des tiques, deux chevreuils, un arc-en ciel et un renard. Ça vous rattrape une journée de misère. Pour tout dire, j’y suis tellement trop bien là dehors dans l’humide et le froid, que ça me peine de rentrer. J’me dis qu’ces derniers jours, y’a que deux endroits où j’me sens vraiment bien : sous les couvertures à rêver d’Alaska ou à bouquiner de la littérature allemande (j’ai du Josef Winkler qui m’attend d’ailleurs) ou bien dehors, dans la sauvagerie. C’est pas le dehors qui manque ici, et pour dormir, rien ne m’en empêche. À la limite, m’faudrait une petite cabane au fin fond d’l’Alaska avec une bonne bibliothèque et une cheminée. Capou voit pas d’objection. Faut qu’j’en cause à Delph.