Sur une supposée “génération sacrifiée”

On entend certains intellectuels se lancer avec courage (du moins c’est ainsi qu’ils se représentent leur initiative) dans l’ouverture d’une question qui leur paraît cruciale : faut-il sacrifier une génération (sous-entendu “les jeunes” – l’amplitude de la jeunesse restant à établir) pour en sauver une autre (sous-entendu les “vieux”, qui finiront par mourir de toutes façons – et là aussi l’amplitude de la “vieillesse” demeure assez floue). Si on écoutait certains, on les entendrait presque s’écrier : “La Liberté ou la Mort !” – ce serait peut-être utile de refaire un peu d’histoire de manière à éviter de sombrer dans le ridicule non ?
Je travaille la question depuis quelques temps et vous livrerais je l’espère prochainement le fruit de mes cogitations (qui feront la part belle à l’anthropologie et à l’histoire plus qu’à la philosophie pour des raisons que je m’efforcerai de clarifier) dans quelques jours ou quelques semaines.
Mais, déjà, je pose un peu de grain à moudre :
Même dans les micro-sociétés qu’étudient les anthropologues, chez les chasseurs de rennes en Sibérie par exemple, des groupes qui pratiquent ce qu’on peut appeler avec Roberte Hamayon “la mort volontaire” (le vieillard qui s’en va mourir dans la forêt ou la vieille Inuit qui sort de l’igloo et va s’asseoir dehors sur la glace à l’écart), on retarde autant qu’il est possible le moment de la mort (on commence par se faire soigner, on fait appel au shaman et/ou au médecin de l’hôpital voisin). On le voit aussi en forêt Amazonienne – des vieillards qui, se sentant inutile pour la communauté, ou bien se considérant comme une charge insupportable pour sa famille, vont dans les bois. Mais cela n’a rien d’obligatoire. Et d’autres récits, parfois assez comiques, narrent au contraire l’agacement des plus jeunes devant ce vieillard impotent qui s’obstine à ne pas mourir ! Une tradition que cette “mort volontaire” ? Peut-être, mais pas du tout universelle, qui n’oblige en rien (on se soigne en général tant qu’on peut le faire) et surtout qui n’a jamais fait l’objet d’une délibération publique !
Citez-moi un moment de l’histoire où la question s’est posée de manière délibérée (donnant lieu à un improbable “débat public” !) du sacrifice d’une génération pour le salut d’une autre génération ! Même dans le film Soleil vert (Green Solyet) de Richard Fleischer (tiré du livre de Harry Harrison, que je n’ai pas lu), la mort programmée des plus âgées n’a pas fait l’objet d’une décision publique officielle – c’est d’ailleurs un des ressorts dramatiques du récit. (et je pense beaucoup à ce film quand j’entends nos brillants intellectuels appeler à débattre !)
On peut parler de générations sacrifiées, mais il faut tout de même faire attention à ne pas oublier qu’il s’agit là d’une image. Il faut je crois garder un peu de décence. On a trop souvent envoyé des générations (de jeunes gens) à la mort : en France, par exemple, et ce n’est qu’un exemple parmi des centaines dans l’histoire de l’humanité, plus d’un homme de moins de 28 ans sur quatre est mort sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, sans parler des blessés, des estropiés et des traumatisés à vie (les survivants d’ailleurs, se sont coltinés la grippe Espagnole dans la foulée, qui a emporté entre 20 et 100 millions de personnes). Et des centaines de millions de gens actuellement souffrent de la faim sans que ça émeuve grand monde dans les pays riches (qui ne sont pas pour rien dans les maux dont souffrent ces populations pauvres).
Ce soi-disant dilemme, ce choix supposé, n’est que l’effet d’un défaut rationnel et argumentatif. Pour une raison simple : c’est qu’on peut éviter le décès de la plupart des gens, jeunes ou moins jeunes. Parce qu’il existe des méthodes, qu’on peut toujours contester, là n’est pas le problème, pour limiter la mortalité des uns et des autres ! On est encore très loin (dieu merci) d’une situation telle que l’ont imaginée certains auteurs de science-fiction où la survie des uns dépendrait de la mort des autres !
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque chose “à penser”, quelque chose du reste qui a toujours été bon “à penser”, avec quoi les philosophes notamment dans l’antiquité, où, je le rappelle, rares étaient les personnes âgées de plus de soixante ans (ceci explique aussi cela), n’ont cessé au fond de se confronter. J’ai connu, très intimement, des gens, et surtout une personne chère, qui a préféré mourir que de se faire soigner : mais il s’agissait là d’un choix individuel – elle pouvait le faire car elle avait décidé de donner du sens à cette mort, et, partant, à sa vie. En aucun cas elle n’aurait eu l’idée qu’elle avait le droit de décider pour autrui !
On a souligné les limites de l’exercice proposé par John Rawls, à l’orée de sa fameuse Théorie de la justice, celui du voile de l’ignorance. Mais à l’occasion de cette pandémie, je songe beaucoup aux recherches de cet infatigable critique de l’utilitarisme (car au fond, nos intellectuels si brillants ne sont dans cette affaire que des utilitaristes qui s’ignorent !). La fiction du voile d’ignorance, pour faire vite, consiste à aborder les problèmes de justice en s’efforçant de mettre entre parenthèses a priori sa propre position socio-économique, et, dans le cas qui nous occupe (vous me voyez venir) son âge. Oubliez que vous avez actuellement 20 ans, 50 ans ou 80 ans, si tant qu’un tel oubli que ce soit possible, et considérez la question : doit-on continuer, pour protéger les populations à risque, d’adopter des mesures qui restreignent les libertés (ou “sacrifient” dans le langage grandiloquent de nos intellectuels débatteurs) des plus jeunes ou des gens en bonne santé ? Je vous laisse méditer sur ce sujet.
Autre piste qu’on pourrait creuser qui relève de l’histoire : le XXème siècle aura été non seulement le siècle des conflits les plus mortels, les plus destructeurs, mais aussi celui des progrès fabuleux de la médecine, de l’éradication de nombres de maladies terribles, de la généralisation de la vaccination, et de l’augmentation de l’espérance de vie. Cette situation inédite dans l’histoire de l’humanité, où un nombre considérable de personnes âgées et même très âgées sont “encore en vie” – notamment en Europe, avec les effets que l’on sait sur la pyramide des âges, mérite qu’on s’y penche, et elle n’est pas pour rien dans le type de problème que nous pensons devoir nous poser aujourd’hui.
Enfin, autre remarque, plus “épidémiologique” : il est aussi extrêmement naïf d’imaginer que “laisser courir” l’épidémie dans les populations “en bonne santé” tout en confinant les plus âgées, serait sans risque. Les dégâts occasionnés par cette maladie vont bien au-delà de sa létalité : on a des gens, loin d’être des vieillards, qui souffrent de symptômes persistants, d’une variété assez incroyable, et même qui passent en réanimation (genre d’expérience qui marque une existence) et même en meurent. Certains épidémiologues craignent même une explosion des cas chez ces populations jusqu’alors relativement épargnées (dans notre pays en tous cas, c’est loin d’être aussi net ailleurs) si on adoptait ce genre de scénario.
Voilà. Un peu de grain à moudre (et j’en ai encore toute une farine dont je vous fais grâce pour le moment)