Septembre

Septembre me prend toujours à revers. Je devrais le savoir à force : septembre ne manque pas d’arriver, bon an mal an, et ça fait des années que ça se répète, les feuilles commencent à flétrir, les arbres de chez nous s’en lassent assez vite, les laissent tomber sans remords, déjà, les chemins forestiers en sont couverts, le chapeau humide des champignons brille dans les sous-bois, ça commence à sentir bon les choses pourrissantes, les nuits sont plus froides, le soleil tardif ne trompe ni les hommes, ni les bêtes, ni les plantes, à la montagne, tout le monde sait bien d’expérience, ou plutôt chacun le sent dans ses artères, que demain soir, il gèlera peut-être, qu’aux sommets qui saturent l’horizon quotidien, un peu de neige pourrait très bien se répandre, bref, voilà qui vous dispose déjà à vous préparer pour l’hiver, or, l’hiver est ma saison, je ne me sens vraiment bien qu’en hiver, quand il fait froid et que la neige encombre les trottoirs, je suis devenu en vivant ici un enfant de l’hiver, l’hiver m’a séduit, adopté, converti. L’hiver convient à ma nature, ma nature renfermée, j’aime plus que tout le contraste entre ces soirées bien au chaud enfoncé dans mon fauteuil et ces après midi dehors, à marcher avec mon chien dans la tourmente, les raquettes aux pieds, mon chien aussi est un animal hivernal, comme en témoigne sa généreuse fourrure, l’été il se sent mal à l’aise, il étouffe, ouvre la gueule et tire la langue à la recherche d’air frais, si mon chien ne se sent pas bien, je ne me sens pas bien non plus, c’est une des raisons, mais pas la seule, pour laquelle je préfère l’hiver.
L’autre raison c’est qu’en hiver, on vous laisse tranquille, on ne vous demande pas de mener une vie sociale comme en septembre quand tout le monde, sauf les personnes privées d’emploi, reprend le chemin du travail. L’hiver on vous oublie, on oublie que vous êtes sans emploi, alors qu’en septembre, il faut se justifier d’être sans emploi, et même si personne ne vous en fait la demande expresse, vous vous sentez obligé de rendre des comptes, de justifier votre inactivité, ou bien vous ne justifiez rien, et cherchez réellement un emploi, ou, pire encore, emporté par cet élan stupide qui vous a saisi au printemps, vous voilà embarqué dans un nouveau contrat, qui démarre en septembre, mais en juin, quand vous avez reçu cette offre d’emploi et proposé votre candidature, il vous était sorti de la tête que septembre demeure septembre, un mois où chacun ferait mieux de rester chez lui, ou du moins, je ne veux pas généraliser, je ferai mieux de rester chez moi, avec mon chien, mon chien aussi déteste la rentrée comme on dit, parce que, dans le pire des cas, si j’ai par malheur trouvé un emploi, je suis contraint de l’abandonner le matin, et ce jusqu’au soir, car il est rarissime qu’un employeur daigne accueillir votre chien en plus de vous-même, ce qui est un tort à mon avis, je travaillerais beaucoup mieux avec mon chien, sa présence m’aiderait à supporter le travail, l’absurdité du travail en général et en particulier, la cruauté du patron, la stupidité des employés, l’inanité des tâches qu’on exige de nous, je pourrais doucement le caresser pour me calmer, on rigolerait tous les deux de cette absurdité, je le gratifierai d’aphorismes de mon cru, il aboierait sans raison juste pour le plaisir de transformer l’ordre en chaos, mais jamais un employeur n’accepterait un chien dans l’atelier ou au bureau, ces lieux sont désespérément humains, ils n’ont rien à voir avec la forêt, les champignons brillants dans l’humus, les chevreuils dévalant les ravins, ils n’ont rien à voir avec la montagne, les tempêtes de neige caressant les pâturages, les marmottes sifflant sur les rochers, moi je ne me sens bien que là-haut ou bien sous le couvert des arbres, et je me sens parfaitement bien aussi quand, à la fin de l’après midi, je rentre chez moi, je me sèche dans la cuisine en buvant un thé, puis m’installe dans le fauteuil pour lire Masante par exemple, le genre de livre dont on aimerait ne jamais achever la lecture.
C’est pourquoi en septembre, mon ventre se tord, mes vertèbres se coincent, mes prémolaires enragent, s’éveille en moi l’envie familière de mettre fin à mes jours, je rêve des rêves affreux, des rêves de meurtre, de carnage, de génocide, je vois de la cruauté partout, je deviens moi-même cruel, plus rien ne m’intéresse, le dégoût du monde humain, lequel habituellement ne suscite en moi qu’une indifférence plus ou moins polie, s’amplifie, me déborde, se mêle confusément au dégoût de soi, je voudrais toujours être dehors, je ne supporte plus les rues, les passants dans les rues, encore moins les collègues si par malheur je me suis mis dans de tels draps que j’ai à souffrir d’avoir des collègues, septembre n’est vraiment pas un mois favorable, je suis comme les arbres d’ici, pressé de perdre ses feuilles, pressé d’être enfin en hiver, et l’hiver ici dure longtemps, heureusement, il dure parfois jusqu’au mois d’avril, et sur la route qui mène au Puy Mary, il dure souvent jusqu’en mai, il arrive même que la neige insiste jusqu’en juin, tant que la neige est là, quelque part, je suis tranquille.
La prudence voudrait qu’à partir du mois de juin, je me creuse une tanière comme d’autres bêtes le font en novembre, et m’y terre jusqu’au retour des grands froids. Mais les nécessités de l’existence me forcent à m’extraire de mon perpétuel hiver intérieur : je ne suis malheureusement pas rentier, ce que je regrette amèrement, et il me faut plus souvent qu’à mon tour reprendre le chemin de l’atelier ou du bureau. Cela me coûte plus que ça ne me rapporte, tout bien considéré, et j’ai bien peur qu’en septembre, cette fois-ci ou plus tard, d’autres septembre viendront, je n’y échapperai pas, les forces me manquent pour tenir jusqu’en octobre et les mois d’après, jusqu’à ce que la neige arrive enfin.