Sciences et politique : quelques remarques sur les situations de crise

Au gré des crises récentes (pandémique et climatique) qui ont conduit les scientifiques (épidémiologues, les virologues, les climatologues &c.) à s’exprimer voire à s’expliquer (et même à « rendre des comptes »), sur l’avant-scène médiatique et politique, ont surgi de nombreux problèmes (pas forcément inédits, mais dans un contexte d’urgence sanitaire et climatique, de spectacularisation de la vie politique, et d’exposition permanente via les réseaux sociaux, présentant tout de même des aspects nouveaux) :

1. La plupart des chercheurs ne sont pas habitués à se produire sur la scène « publique », et, comme on pouvait s’y attendre, les médias de masse les plus influents privilégient ceux qui « passent bien », les « bons clients », ce qui n’est pas toujours un gage de rigueur, loin s’en faut. Certains programmes très populaires, suspendus à l’audimat, ne sont guère regardants concernant la fiabilité des « experts » invités, privilégient le spectacle sur l’information, et l’austérité des messages délivrés par les scientifiques passent mal à l’antenne : le public est censé, selon ces animateurs, attendre des affirmations péremptoires, et il se trouvera toujours des invités en mal de notoriété pour les leur fournir. L’incertitude inhérente au travail de recherche, les doutes inévitables, la complexité des données et la probabilité qui affecte les interprétations de ces données (probabilité qui demeure le régime épistémologique « normal » de la présentation des résultats de la recherche) n’ont pas bonne presse.

2. Les scientifiques honnêtes (c’est-à-dire l’immense majorité d’entre eux) qui se plient à l’exercice de la communication publique, notamment dans les médias de masse, s’avancent sur un terrain glissant. Pas seulement du fait de la spectacularisation de l’information ou des attentes supposées du public, mais, plus fondamentalement, parce qu’en quittant leur laboratoire, ils sont obligés d’affronter une autre complexité que celle à laquelle ils sont habitués : celle inhérente au « monde de l’action », du politique si l’on préfère, dans lequel les finalités sont dirigées non pas tant vers la compréhension des choses, mais vers la prise de décisions, l’établissement de lois visant à transformer la réalité, et l’exécution de ces lois.

Au regard des nécessités de l’action, l’incertitude de la recherche paraît bien souvent intolérable au décideur. Les régimes temporels qui régissent le travail du chercheur et l’activité du politique (le militant aussi bien que le responsable en exercice) ne sont pas les mêmes. Étudier la circulation d’un virus ou les effets de la fonte du permafrost réclame du temps et de la patience. Sauf que les effets envisagés de la circulation d’une zoonose ou de la fonte accélérée du permafrost obligent à travailler dans une certaine urgence, compte-tenu des risques qu’ils font courir aux populations, et, par conséquent, incitent le scientifique à faire part « en urgence » des premiers résultats de ses recherches afin d’alerter les pouvoirs publics (ou les activistes militants dans le cas du climat par exemple).

Ce faisant, le scientifique est forcé de sortir de son « laboratoire » (qui peut-être, bien entendu, le terrain le plus inhospitalier, la forêt tropicale ou la taïga Sibérienne), et donc de sa « réserve », c’est-à-dire de cet espace apparemment « idéal », « politiquement neutralisé » (ce n’est là qu’un mythe dans la mesure où la plupart des recherches dépendent de financements publics ou privés qui ne sont pas « neutres » pour le coup !).

Il se fait même, dans le cas des crises pandémiques ou climatiques, « lanceur d’alerte » pour rependre un terme à la mode. On a même vu récemment des climatologues se lancer dans des happenings pour sensibiliser l’opinion publique et les médias à la gravité de la crise climatique, en appelant à l’action politique, reprenant ainsi des codes réservés habituellement aux militants.

Tout se passe comme si, constatant les résultats de ses recherches, le scientifique ne pouvait pas se contenter de les conserver dans son monde à lui, l’université par exemple, mais que ces résultats, par leur caractère préoccupant, le mobilisaient au-dehors, l’entraînait dans le monde (encore plus incertain) des scènes politiques.

Heureusement, il est aidé et secondé par ce qu’on pourrait appeler des médiateurs, des diplomates (pour reprendre un terme proposé autrefois par Bruno Latour dans Politiques de la nature), des vulgarisateurs (journalistes, militants), qui se chargent de traduire dans un discours qu’on pourrait dire hybride (à la fois savant et militant) les résultats austères de la littérature scientifique en arguments intelligibles par les profanes (que nous sommes tous exceptés quelques-uns).

3. Cependant, force est de reconnaître que ces efforts des scientifiques et des vulgarisateurs pour investir la scène des débats publics n’est pas toujours couronnée de succès. On n’a jamais autant entendu de protestations contre la science, sous des formes plus ou moins élaborées, allant jusqu’à la construction de systèmes complotistes dont les savants seraient partie prenante.

À cela deux raisons au moins : premièrement, les scientifiques, dans les cas qui nous occupent (crises pandémique et climatique) sont porteurs de mauvaises nouvelles. Ils diffusent de l’angoisse, dressent des tableaux menaçants, et, pire encore, leurs analyses entraînent logiquement une série de bouleversements et de contraintes affectant la vie quotidienne. Les moins disposés à accepter ces changements vont jusqu’à en rendre les scientifiques eux-mêmes responsables : en brisant le thermomètre, on espère éviter l’inconfort de la chaleur ou du froid extrêmes. Que les scientifiques ne soient pas toujours aimés par une partie du public est une chose, mais que leur expertise soit parfois rejetée (au nom d’impératifs économiques discutables) d’un coup d’un seul par les responsables politiques qui les ont pourtant sollicités en est une autre, autrement plus décevante. De ce point de vue, leur situation n’est guère enviable, il faut bien l’admettre.

Deuxièmement, cet échec (relatif) à convaincre et/ou à mobiliser l’action publique et citoyenne viendrait, dit-on, de l’inculture scientifique de « l’homme du commun ». Comme si, dans un monde idéal, chacun était doté d’un vade-mecum épistémologique ou d’un bagage en philosophie des sciences lui permettant d’appréhender la recherche « en train de se faire » dans sa complexité, d’admettre ses incertitudes et de comprendre ce que signifie une probabilité. Permettez-moi de douter que cela se soit jamais produit. « L’homme du commun » croit pouvoir attendre de la science des réponses claires et distinctes, et c’est ce que les médias de masse ne cessent aussi de réclamer. Ces crises sont justement l’occasion d’apprendre à penser autrement, à accepter que les choses ne soient pas aussi prévisibles qu’on voudrait qu’elles soient et que les mondes que nous habitons soient soumis au changement (même quand ces changements ne nous arrangent pas).

4. Concernant ce dernier point (la supposée « incompétence scientifique » du grand public) on a vu émerger une contre-réaction qu’on pourrait appeler néo-positiviste ou carrément « scientiste », c’est-à-dire une vision extrêmement simplifiée qui réduit la sphère du savoir authentique à la production scientifique naturaliste. Là encore, s’ensuit une « dépolitisation » des sciences, ou pour le dire de manière plus imagée, sa remise en laboratoire, la reconduction du clivage entre science et politique. Et bien évidemment, dans la foulée, une dévalorisation des autres formes de savoir : sciences humaines, politiques et sociales, littérature, philosophie, etc., susceptibles de n’être pas aussi « pures » ou pas aussi « désintéressées » que les sciences « dures ».

Or, et c’est là à mon sens une simplification tragique, dresser le tableau d’un monde où les sciences de la nature et l’action politique seraient les deux seuls acteurs légitimes revient à occulter une partie majeure de la complexité des crises. Considérez la crise climatique : selon cette vision binaire, il y aurait d’un côté les climatologues (et tous les scientifiques associés qui par exemple composent le GIEC) produisant des colonnes de chiffres et des diagrammes, et de l’autre des responsables politiques s’efforçant (avec plus ou moins de zèle) d’engager des programmes d’action « réalistes » en réponse à ces données. Recherche fondamentale d’un côté, mise en œuvre de solutions adaptatives de l’autre.

La crise climatique (et c’est également vrai de la crise pandémique) est beaucoup plus complexe. Quand vous étudiez soigneusement la situation d’une région du monde affectée par un bouleversement climatique (sécheresse intense et durable, montée des eaux et salinisation des deltas, inondations incontrôlables, etc.), vous vous rendez compte que non seulement les données de températures ou d’humidité ne disent rien des « effets » de ces évènements climatiques sur les populations, lesquels effets sont extrêmement variables selon les modes de vie, les classes sociales, les « cultures », mais aussi que les « solutions » apportées par les politiques constituent bien souvent une partie du problème. Dans bien des pays du sud, la catastrophe a été en quelque sorte favorisée par l’application (souvent forcée) de politiques de développement, notamment agraires, qui ont privé les populations de ressources propres (la fameuse « révolution verte » si mal nommée), les contraignant en partie à la migration vers les zones urbaines et ses bidonvilles pour travailler dans l’industrie, les mines, le textile, l’informatique, en se convertissant en main d’œuvre rentable pour le marché mondial, devenus aussi mobiles et flexibles que les marchandises qu’ils produisent. La plupart du temps, ces programmes de développement ont également contribué à fragiliser des environnements, voire à les détruire entièrement (c’est le cas des déforestations massives, des détournements de cours d’eau, des entreprises extractivistes, etc.), ce qui rend ces régions d’autant plus vulnérables aux bouleversements climatiques.

Non, la crise climatique ne peut être décrite comme une opposition entre des lanceurs d’alerte (les scientifiques) et des politiques (supposés ne rien faire). En vérité, les responsables politiques, les institutions internationales ont fait et font encore bien des choses : et elles aggravent, ce faisant, le plus souvent la situation, en privilégiant l’extension des marchés, en considérant la crise climatique comme une opportunité comme une autre (le capitalisme, c’est bien connu, s’épanouit dans les crises et l’incertitude). Pour comprendre les effets de ce qu’on appelle la crise climatique il faut aussi faire de l’histoire, de la géographie, de la sociologie, de l’anthropologie, mais aussi, pour leur donner du sens faire de la philosophie et de la politique !

Comme je l’ai déjà dit dans d’autres textes, « en tant que crise » l’évènement climatique et les pandémies ne relèvent pas exclusivement du domaine des sciences « de la nature ». Elles sont fondamentalement politiques, dans la mesure où elles affectent les populations humaines, qui ne sont, ni géographiquement, ni historiquement, homogènes. Il faudrait élargir ici à la fois le domaine des sciences ou des savoirs légitimes pour penser et comprendre ces crises, en incluant les sciences dites « humaines » (pour dire vite), mais aussi enrichir les domaines du politique en cessant d’attendre naïvement que les gouvernants sortent de leur chapeau des solutions magiques : en vérité, ils n’ont pas cessé d’en sortir depuis 40 ans, et le moins qu’on puisse dire, c’est que ce ne sont pas les bonnes.