Pynchon & moi

Quand j’étais gosse, disons vers l’âge de dix ans, j’avais une grande ambition littéraire : je m’étais lancé dans la composition d’un vaste roman d’aventures, une sorte de périple en montgolfière tout autour du monde, un monde assez bizarre avec des créatures dans des cavités souterraines, des arrières et des infra-mondes, l’ouvrage s’achevait au bout d’environ 50 pages, ce qui me semblait déjà beaucoup, et je le publiais illico à compte d’auteur dans ma maison d’édition personnelle, dont j’ai oublié le nom (peut-être la Collection Blanche, en référence à la bibliothèque verte et à la bibliothèque rose, les seules collections que je connaissais à l’époque, n’ayant jamais entendu parler de la Blanche chez Gallimard évidemment), en fabriquais avec un stylo à bic et un cahier d’écolier, un tirage manuscrit à 1 exemplaire, lequel exemplaire disparut assez vite dans une poubelle (je suppose, je n’ai jamais su) du Centre Aéré de Biard, dans lequel je passais quelques semaines durant les vacances scolaires, à deux pas de chez nous, après que j’en eus prêté un exemplaire (le seul exemplaire) à la directrice du Centre dont je pensais qu’elle m’aimait bien.
À dix ans, je n’avais évidemment pas lu Against the day (Contre-jour) de Thomas Pynchon, le plus épatant roman d’aventures en dirigeable jamais publié, et ce pour deux bonnes raisons : premièrement, ma culture littéraire se limitait aux volumes que je lisais assis dans le rayon LIVRES du supermarché Bravo qui venait d’ouvrir dans le quartier pendant que ma mère remplissait le caddie, et, deuxièmement, Thomas Pynchon n’avait pas encore publié Against the day (le livre date de 2006, or, j’ai écrit mon propre périple en montgolfière en 1978 – mais je me vois mal accuser Pynchon de plagiat n’est-ce pas, d’abord parce qu’une montgolfière n’est pas un dirigeable, et puis parce que Jules Verne aussi).
Mes ambitions dans la littérature d’aventures se sont effondrées là d’ailleurs. Ou plutôt, je les ai reportées dans un avenir possiblement glorieux, après que j’ai pris le soin de vivre des aventures, plutôt que de les écrire – c’était mon projet de vie et je m’y suis tenu. Je me suis donc employé à “vivre des aventures” et ma foi, c’était pas si mal, assez désordonné (ma correspondante ASSEDIC dans les années 90 : “Vous êtes un peu instable quand même non ?”), certains diraient que c’était “n’importe quoi”, mais faîtes-les taire ces pisse-froid !, j’en aurais rempli une bonne besace, d’aventures, et tant qu’on y survit n’est-ce pas, c’est toujours ça de pris. Alors bien entendu, finir au RSA à cinquante piges en attendant le Minimum Vieillesse, si ça existe encore quand je serais vieux (rien n’est moins sûr), en passant le temps qui reste à se promener avec ses chiens et à écrire des bouquins que personne ne lit, d’aucuns diraient que c’est pas une vie, ou alors une vie de loser (au stade terminal), mais faîtes-les taire ces pisse-froid !, tant qu’on a la santé, n’est-ce pas, la santé c’est tout ce qui compte au fond, mais des fois je me dis quand même, Ha, si la directrice du Centre Aéré de Biard n’avait pas négligé mon roman d’aventure, si la Préposée au ménage dans le Centre Aéré de Biard (à côté de Poitiers) n’avait pas balancé mon manuscrit à la poubelle cet été-là, qui sait hein, qui sait, plutôt que de m’emberlificoter les neurones avec mes histoires de narrateur coincé dans un café de la gare à Moldanau, ces voyages qui font du sur place, ces aventures avortées, ces périples immobiles, peut-être les choses auraient tourné autrement, peut-être serais-je devenu un auteur à succès, à l’imagination débridée, prompt à concevoir des péripéties jusqu’alors inouïes, touché par la grâce, couvé par les muses. Mais, comme disait Kofler : trop tard. Trop tard !