Rane Willerslev, Soul Hunters Hunting, Animism, and Personhood among the Siberian Yukaghirs

Rane Willerslev, Soul Hunters Hunting, Animism, and Personhood among the Siberian Yukaghirs, University of California Press, 2007.

À tous ceux que les hypothèses ontologiques des anthropologues contemporains fascinent, tous les lecteurs qui font leur miel des ouvrages de Philippe Descola, Tim Ingold ou Eduardo Viveiros de Castro, je ne saurais trop conseiller la lecture du livre que le chercheur danois Rane Willerslev a consacré aux populations Yukaghirs.

Les Yukaghirs, qui habitent actuellement un territoire situé en Sibérie orientale, le long du fleuve Kolyma, se comptent de nos jours à un millier et demi de personnes (chiffre à relativiser dans la mesure où il est fréquent dans ces régions d’adopter une “identité” ethnique différente au gré des aléas de la vie, celle d’une ethnie voisine par exemple, et ce plusieurs fois dans une existence. À l’époque des Soviets, il valait mieux se déclarer Russe auprès de l’État, mais de nos jours, il est plus avantageux pour bénéficier de quotas de chasse importants d’affirmer son identité Yukhagir).

Ce sont avant tout des chasseurs de rennes, d’élans, et d’ours, mais aussi des trappeurs et piégeurs de zibelines. Les groupes de chasseurs passent de longues périodes de l’année, y compris en hiver, dans la forêt, à l’écart des villages. Rane Willerslev a fait beaucoup plus qu’observer les pratiques de chasse des Yukhagirs : il est devenu un chasseur et piégeur lui-même, adoptant les techniques autochtones, y compris le mimétisme, qui consiste à attirer la proie en imitant sa manière de se mouvoir et en adoptant son point de vue.

Ce livre constitue une réflexion radicale sur l’animisme, radicale en ce sens qu’elle s’efforce de résister autant qu’il est possible à nos tendances ethnocentristes inconscientes (tâche qui, d’une certaine façon, constitue l’essence de l’enquête anthropologique). Le mimétisme est non seulement au cœur des pratiques de chasse, mais également le pivot de cette forme particulière d’animisme (qui, bien que suivant les grandes lignes de ce que Vivieros del Castro a appelé le perspectivisme ou que Descola décrivait comme “Ressemblance des intériorités / Différence des physicalités”, ou unité des esprits, multiplicité des corps, s’en écarte néanmoins au sens où l’identité des personnes n’est jamais fixée théoriquement, mais toujours relative à un champ pratique, et donc assez fluctuante). Le monde des Yukhagirs est d’une grande complexité, et repose sur un jeu de séduction entre les esprits (parmi lesquels ceux des ancêtres), les humains et les animaux, chacun étant engagé avec les autres dans des relations d’amour et de prédation : le danger qui pèse sur les hommes engagés dans les processus de mimesis, c’est de perdre leur identité humaine, c’est-à-dire de se transformer ou de métamorphoser en ours, en élan.

Il s’agit de prendre l’animisme “au sérieux” (mais, dans un article plus récent, Willerslev précisera : “not too seriously” tout de même – dans la mesure où les Yukhagirs eux-mêmes sont on ne peut plus éloigné de tout esprit de dogme ou de toute construction idéologique contraignante). L’auteur s’inscrit dans le grand débat initié par l’anthropologie contemporaine, préférant nettement, me semble-t-il, aux édifices néo-structuralistes une réflexion phénoménologique qu’il tire de la pratique : et c’est au lecteur de le suivre en s’imaginant un fusil à la main en train d’imiter la démarche de l’élan ou du renne.

Je suis vraiment étonné que ce livre n’ait pas été traduit en français : il mériterait vraiment de toucher un plus vaste public que le cercle des anthropologues, je pense notamment aux philosophes, mais aussi à ceux qui s’intéressent aux manières non-naturalistes de se rapporter au monde, et qui s’inquiètent de la disparition de toutes ces cultures – dans le cas des Yukhagirs, la préoccupation la plus cruciale étant la fonte du pergélisol dans la région, qui modifiera certainement en profondeur, d’une manière sans doute plus radicale que n’avait pu le faire l’état soviétique, leur vie quotidienne.