Psychanalyse contre méthode transcendantale

(P)

« Monsieur,

Vous n’êtes pas sans savoir à quel point je suis éprise de vérité. Je vous suis gré des efforts que vous avez fait, quand je suis venue vous voir afin de me redonner l’espoir et la joie de vivre que j’avais perdus. Vous m’avez prêté une oreille attentive, avez pris la peine de m’écouter et de m’aider à prendre la mesure du caractère pathogène de mon environnement. Avant de vous rencontrer, je crois bien que je tenais par principe tous les êtres humains pour bons. J’envisage maintenant qu’il s’en puisse trouver quelques-uns de cruels, mais je doute encore qu’ils puissent l’être volontairement.

Malgré tout, pour aller de l’avant, il faut s’efforcer de tuer le négatif en soi et raffermir le positif sans s’appesantir sur le passé ! Le passé est passé, et nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à partir de là où nous sommes présentement, qui est toujours le point zéro.

Je suis au regret de vous dire que la dernière séance m’a fait plus de mal que de bien en m’entraînant inutilement sur les traces d’un passé révolu. Je soupçonne que vous ayez précisément agi de la sorte pour me pousser à agir.

En conséquence, la prochaine séance sera aussi la dernière.

Il faut mettre une fin à cette histoire si l’on veut continuer à évoluer dans un univers transcendantal, et non pas demeurer empêtré dans ses vulgaires ressentiments, ses peurs sans fondement et ses échecs futiles.

Désormais, je ne veux plus me plaindre mais je serais à l’écoute de vos conseils. Vous me connaissez maintenant de manière objective, bien qu’extérieurement plus que spirituellement : ce qui m’est interdit puisque je demeure irrévocablement à l’intérieur de moi-même. Je vous demande donc à votre tour de la franchise, et de m’indiquer clairement ce qui vous paraît dysfonctionner chez moi, et la manière de résoudre mes problèmes relationnels et professionnels. Pour ce qui est de mon père, nous en avons bien assez dit et je pense pouvoir m’en sortir sans votre aide. Mes collègues, c’est une autre affaire.

Je crains pourtant que cette demande ne corresponde pas à votre métier. Cette lettre a donc pour vocation de vous préparer à adopter l’attitude qui conviendra ou à annuler la séance s’il vous semble impossible de satisfaire ma requête.

Salutations etc. »

Cette lettre (complètement réécrite par mes soins) fut envoyée après la troisième séance. Contrairement à ce qu’elle prévoyait, il n’y eût pas d’autre séance. J’essayais de la contacter deux ou trois fois par la suite, en vain. Quelques mois plus tard, un femme d’un certain âge me laisse un message sur le répondeur téléphonique : « Qu’avez vous donc fait à ma fille ? Depuis qu’elle est venue vous voir, elle ne fait que raconter des mensonges. » (comparer avec les premières déclarations de la lettre).

Passons sous silence le matériau qui, dans cette lettre, peut intéresser l’analyste qui a reçu, même brièvement, son auteur (Il arrive que malgré la brièveté de la rencontre, certaines séances vous laissent une impression tenace, persistante. L’impression par exemple d’avoir été perçu durant quelques heures comme une sorte de démon tentateur, ou un dangereux satyre.) Cette lettre m’intéresse ici en tant qu’elle constitue une manifestation explicite du modèle que j’ai dessiné, la rivalité des méthodes (voir notamment le point 2, et probablement 3, si j’en crois l’impression que la patiente m’a laissée). La méthode rivale de l’analyse est présentée de manière claire – elle la caractérise elle-même comme à la fois « positive » et « transcendantale » – elle relève d’une thérapeutique spiritualiste et même, dans le cas présent, mystique, qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas si rare, si j’en crois du moins les cas qu’il m’a été donné de traiter ces dernières années (peut-être le fait que j’exerce en milieu rural explique en partie cette récurrence). Le point intéressant, c’est que la patiente a tout à fait pressenti à quel point sa méthode se heurte de front à la méthode psychanalytique, malgré que je sois, si mes souvenirs sont bons, demeuré assez évasif sur ce dont il s’agissait dans nos séances. Le fait est que la patiente avait, malgré ses efforts pour continuer de penser que « toutes les créatures de Dieu sont par essence bonnes », été amenée à exprimer à n’en pas douter de la colère, du dégoût, voire même du mépris envers quelques-unes de ces créatures, et, plus particulièrement, envers son père biologique (qui n’est pas le père spirituel évidemment). De manière assez surprenante (je ne m’y attendais pas si tôt dans son cas, mais en réalité, chez les mystiques, le thème de la sexualité surgit assez vite dans les séances — je crois que Lacan n’a pas manqué de disserter là dessus notamment dans le séminaire Encore), je me souviens qu’il avait même été question de sa sexualité, ou plutôt de son abstinence à peu près complète à ce niveau — le « à peu près » faisant alors une immense différence.

Bref, comme en témoigne le dernier paragraphe de la lettre, elle en savait assez sur le processus analytique pour proposer l’alternative suivante : ou bien vous (l’analyste) cédez sur votre méthode et vous contentez de conseils terrestres (renforcer mon moi positif par exemple, afin de libérer celui qui avance selon la méthode transcendantale), ou bien vous ne cédez pas et annulez la séance. Mais ne me parlez surtout plus de mon père ni de sexe !

Il faut toutefois rappeler que, même quand le patient qui arrive n’est pas disposé à lâcher sa méthode, il vient tout de même dans la mesure où ladite méthode a connu quelques ratés (et parfois : le monde familier est devenu soudainement étranger et s’effondre sous ses pas). Pour ce qui est de l’analyste en tant que rival, j’avoue que le temps m’a manqué pour engager le combat, et il me semble m’être contenté de faire à peu près ce que je fais d’habitude, ce qui suffit manifestement à dresser le cadre d’un conflit possible (malheureusement laissé en plan faute de combattants).

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