Obscures raisons

Pour une obscure raison, j’ai repensé à cette soirée passée quelques mois avant le début du millénaire au festival de Santander, en Espagne, ville chère à mon cœur, et je me suis revu, parfaitement libre et parfaitement ivre, dans le hall d’entrée, naviguant entre le bar et les portes d’entrée du théâtre, après le concert de Mark Eitzel, échangeant des regards avec Aparecida, qui devait ce soir-là et les soirs d’après devenir ma compagne, pour un temps, un temps seulement, quelques semaines, quelques semaines épiques, et j’avais croisé le grand Mark, coiffé d’une bonnet, qui dominait la foule, dont le visage sombre n’incitait pas à la discussion, j’avais pris sur la gueule ses postillons pendant tout le concert, parce que je m’étais assis au premier rang, presque religieusement, même si j’avais déjà beaucoup bu, et c’était que le début, qu’est-ce que je buvais à l’époque, et pas de la bière, non, du whisky, en Espagne, c’était essentiellement du whisky, et j’en buvais beaucoup, je me sentais tellement bien, Mark Eitzel avait décidé pour une obscure raison de chanter tout son concert a capela, la salle était comble, une salle de théâtre, bizarrement bourgeoise, c’était une belle soirée d’automne, on a fini dans un bar où jouait une chanteuse de jazz, une black, on se serait cru à New York, je devais être le seul français en ville, Aparecida, pour d’obscures raisons, avait entrepris de me guider dans les ruelles de la ville, je me disais, non, je me dis aujourd’hui, mon dieu, j’étais enfin libre, ma vie d’avant partait en lambeaux, tout partait en lambeaux, plus rien ni personne nulle part ne m’attendait, j’aurais pu mourir, ça n’aurait fait à personne ni chaud ni froid, je garde pour Santander une affection féroce, c’est toujours, pour cette partie de moi que j’ai laissée là-bas, une des plus belles villes du monde, ce pourquoi j’y reviens toujours en pensée, exalté par la mélancolie.

Puis j’ai pensé à cette phrase que Mark Eitzel avait dite dans une interview, comme quoi s’il n’avait pas composé de la musique, il serait devenir une sorte de tueur, un serial killer je crois, je n’ai pas écouté sa musique depuis plus d’une décennie, mais je me souviens très bien de cette phrase, et tout à l’heure, il m’est venu une idée semblable, comme quoi si je n’avais pas toujours voulu écrire, depuis tout gosse déjà, je serais devenu un serial killer ou un terroriste, et, bien qu’ayant beaucoup écrit, je me suis toujours vu en rêve tuant des gens, pas n’importe lesquels, des bourgeois de préférence, j’aurais pu être par exemple un anarchiste russe ou un membre d’Action directe, mais, tant mieux pour mes éventuelles victimes, les textes théoriques des mouvements terroristes, même ceux des anarchistes pour lesquels je garde une affection vivante, ne m’ont jamais suffisamment convaincu pour abandonner la voie de l’écriture, car une fois mort, c’en est fini de la littérature, raison pour laquelle je tiens à la vie pour autant que j’y songe.

Parmi les innombrables victimes qui ont péri dans mes rêves depuis ma plus tendre enfance, depuis que je rêve sans doute, j’ai songé récemment à ajouter quelques connaissances d’autrefois, des gens que j’ai admirés quand, ayant quitté la cité de mon enfance, j’entrais, intimidé et terrifié, dans ces mondes dont j’ignorais tout, les mondes de la culture, de la création, de l’art, de l’intelligence, côtoyant des jeunes gens d’une maturité impressionnante, qui avaient déjà, semblait-il, tout vécu, tout lu, tout écouté, tout vu, qui, partout, manifestaient une aisance imparable, jamais mis en défaut, qui connaissaient untel et untel, et surtout les codes, les us et les coutumes, tous les alcools, toutes les drogues, de jeunes gens promis à un bel avenir, issus de belles familles de la gauche caviar, des médecins, des psychanalystes, des écrivains, des diplomates, tous, ayant déjà malgré leur jeune âge parfaitement réussi, des 19 de moyenne au baccalauréat, excellant quoiqu’il fasse, tous évidemment militant à gauche, à l’extrême gauche, voire chez les anarchistes, navigant sans encombre de la scène punk aux underground arty, et moi je débarquais dans ce paradis, naïf et inculte, vraiment inculte, et je les admirais, et je leur en voulais, et j’en voulais surtout de n’être pas aussi bien né, et en grandissant, en faisant mon chemin, bientôt loin d’eux, mon chemin tout seul, le sac à dos aux épaules, les chaussures de marche aux pieds, je me suis rendu compte que je leur en voulais surtout de m’avoir volé ma révolte, et celle de mes semblables, les pauvres et mal-nés, de nous avoir dicté à nous, les pauvres, les vraiment pauvres, les mal-nés, le discours de nos révoltes, de s’être approprié l’injustice de notre condition pour se donner belle allure, alors que tout leur était promis, et que pour eux la vie était facile, qu’il ne leur aurait rien manqué de toutes façons, qu’ils savaient déjà tout en arrivant dans le monde, alors que je ne savais rien, et je leur en veux toujours, trente ans après, ce pourquoi j’ai envisagé de rêver de les tuer tous, un par un, trente ans après, puisqu’il n’est pas encore interdit de tuer des gens dans les rêves, n’est-ce pas, et j’ai repensé alors à cette soirée à Santander, quinze après mon entrée dans ce monde, c’était il y a quinze ans, mon dieu comme j’ai vieilli, et je me suis dit, là, à Santander, ce soir-là, je me suis senti parfaitement libre, parfaitement enfin libre, je me suis dit, cette expérience-là ne leur doit rien, j’ai réussi à tracer mon chemin tout seul finalement, et ce soir, en pensant à toutes ces choses, pour d’obscures raisons, j’ai écouté de vieilles chansons punk, les Buzzcoks, les Ramones, Joy Division, les Dead Kennedys, tous ces jeunes gens en colère, si énergiques, quand j’avais dix-huit ans, je chantais dans un groupe de punk industriel, A Very Sad Experiment, on avait enregistré trois K7 tirées à une poignée d’exemplaires, on était vraiment dingue, j’écrivais des textes radicalement nihilistes, je crois que je pourrais aller en prison aujourd’hui avec des textes pareils, mon frère jouait de la guitare sur deux cordes, notre pote Alex jouait de la batterie, et d’autres amis venaient se greffer au projet de temps à autres, les gens admirables nous ignoraient, mais on se fendait vraiment la poire, sur scène, on se sentait vraiment bien, je hurlais des trucs, des appels au meurtre le plus souvent, ou des slogans nihilistes, en anglais, sur scène j’étais en transe, quelques fans nous suivaient partout, on buvait et on fumait beaucoup trop pour apprendre la musique sérieusement, et le groupe n’a pas duré bien longtemps.