Nous vivions comme si la fin du monde était imminente

Les as-tu brûlé en définitive ces – pas encore non pas encore mais demain probablement demain – en attendant je les ai : lus, tous lus, depuis le début, à peu près dans l’ordre, me fiant aux dates quand ils étaient datés, me fiant à d’autre indices quand ils ne l’étaient pas, l’encre par exemple, l’encre vieillit mal, quand j’étais gosse j’écrivais au stylo à plume à cartouche d’encre, les stylos à bille, j’ai abandonné la plume pour le stylo à bille à l’âge de 28 ans, quand je me suis enfin décidé à mettre un terme à mes études, j’avais suffisamment étudié comme ça, du moins était-ce là ce que je croyais, pour marquer le coup sans doute j’ai adopté un autre engin, un engin vulgaire, le stylo à bille, le stylo de supermarché, le genre de stylo avec lequel on tient sa comptabilité personnelle sur un bout de papier, une feuille volante, j’en ai retrouvé des feuilles volantes avec des chiffres inscrits dessus, des chiffres rangés dans des colonnes, le journal des dettes, tout ce qu’on leur doit, les loyers, combien de mois de loyers j’ai payé, ça se calcule, douze mois dans l’année durant, disons, j’ai payé mon premier loyer à l’âge de dix-huit ans, bienvenue dans le monde des débiteurs !, le monde de ceux qui, chaque mois, devront se pointer à l’agence immobilière afin de régler leur dû comme d’autres doivent au bureau de police aller signer leur permis de séjour, tous ces propriétaires qu’on engraisse, qui nous saignent, sur la petite fiche de papier bristol le décompte de la dette me laissait la plupart du temps exsangue avant même que j’ai gagné un sou, qu’ils aillent se faire mettre, aujourd’hui j’ai une maison, ou plutôt, je suis hébergé à titre gracieux, façon de dire que nous n’avons pas convolé en justes noces, convolé en juste noce, ça je l’ai déjà fait, j’ai convolé, c’était ignoble, je l’ai déjà raconté, inutile d’y revenir,

l’encre vieillit mal, les manuscrits, des poèmes, des nouvelles, une multitude de commencements, pour commencer ça !, je savais y faire, pas les idées qui manquaient, aujourd’hui, je n’ai plus aucune idée, je me contente de ressasser, je tente de faire du neuf avec du vieux, l’imagination, me l’ont ruinée, je ne saurais dire exactement quand, ni où, ni qui : ils, Madame Rousseau disait : il a tellement d’imagination cet enfant, et je cherchais ses yeux si doux derrière ses lunettes rondes, c’est à cause d’elle que j’ai gardé cette habitude d’écrire en script, avant d’entrer dans la classe de CM1, avec madame Rousseau, j’écrivais en délié, comme tout le monde, et j’écrivais mal, et avec lenteur, pourquoi écrire en délié quand tous les livres sont écrits en caractère d’imprimerie ?, me disais-je, elle voulait que j’écrive en script et parce que je l’aimais, j’ai écrit en script, aujourd’hui encore je suis incapable d’écrire en délié, écrire en délié me dégoûte, comme me dégoûte mon enfance excepté cette année-là, le regard bienveillant que je ne pouvais que deviner derrière les lunettes rondes de la vieille Madame Rousseau, ses cheveux blancs et frisés, sa voix fluette, épuisée, à la fin de l’année, j’ai compris qu’elle en avait fini de ce job, les gosses, le dernier jour, elle était assise au bureau sur l’estrade et sa tête couverte de cheveux blancs frisés s’est penchée, affaissée plutôt, je suppose qu’elle a pleuré un peu, après elle, je suis retombé en enfer, elle voulait me voir pendant les vacances d’été mais je me suis défilé, j’avais tellement peur de la mort, de sa mort à elle,

en lisant je me disais c’est étrange, je ne me souviens pas avoir écrit ces mots-là, je ne me souviens pas avoir été doté autant d’imagination, je ne me souviens pas ce que ça fait, l’état dans lequel on est, quand on s’abandonne à l’imagination, aujourd’hui je n’imagine pas, je me souviens, mal, des morceaux s’étalent, des lambeaux, je les retisse comme je peux, ça fait une peau, provisoirement ça donne de la contenance, une sorte d’enveloppe trouée de partout certes, suinte un peu, mais qui tient tant que j’écris,

l’encre, son usure, les premiers manuscrits sont translucides, on devine à peine, et d’autres indices : des prénoms souvent, des lieux, plus tard, après qu’on m’ait ruiné la fantaisie, les prénoms je m’en souviens parfois, parfois non, ce Stéphane-là ne me dit rien, dans cette ville-là, dans les circonstances qui sont décrites ici, je ne vois pas, non désolé, à en croire le manuscrit, à m’en croire donc, mais est-ce si simple ?, ce bar je le revois bien, en me forçant un peu, j’en sentirais presque l’odeur, les boiseries, la bière, les tables en formica, la serveuse estonienne je la revois très bien, une fille extraordinaire vraiment, les tables du fond enveloppées d’une brume de fumée sombre, on y distinguait à peine quelques noirs corbeaux maquillés tatoués de pieds en cap, de braves jeunes gens, ce Stéphane-là n’en était pas, peut-être un des types au comptoir, probablement, un de ces types que j’accoste ou qui m’accoste, Stéphane, voyons ce que j’écris à son sujet, il me cause avec un seul œil, j’écris, l’autre œil regarde la serveuse estonienne, rien d’étonnant, c’est moi qui rajoute, vingt-cinq ans plus tard, tous ces types au comptoir n’avaient d’yeux que pour elle, jamais recroisé une beauté pareille, c’est la raison pour laquelle le visage de ce Stéphane ne me revient pas, peut-être ne l’ai-je jamais vraiment regardé ce Stéphane, parce que mon regard était saturé par la fille qui servait au bar,

Nathalie je m’en souviens, je me souviens bien, le visage, les joues rondes et les cheveux bruns et fins recouvrant le front, je m’en souviens, pas seulement le visage du reste, Nathalie a écrit, j’ai recopié un passage de sa lettre dans un cahier, et je commente ainsi : frigide,

alors probablement si elle savait où je vis désormais, comment je me suis retranché, comment à chacun de mes départs la population s’amenuisait tout autour, la mondanité en ruine, elle dirait, je ne sais pas ce qu’elle dirait , mais je n’ai plus aucune nouvelle d’elle ni de tous ceux-là hantant mes cahiers, j’en ai cherché quelques uns, j’ai cherché David, Nathalie, Emmanuelle, Frédéric, lui je l’ai retrouvé, nous avons échangé quelques messages, c’était comme si nous n’avions jamais échangé aucun mot auparavant, comme si nous n’avions jamais couché ensemble, comme s’il ne m’avait jamais aimé, je parcours ces cahiers énumérant tous les prénoms, c’est ma faute, c’est moi qui suis parti n’est-ce pas ?,

Michel, je ne distingue que vaguement sa silhouette,

Jean-Christophe maintenant, le cahier date d’il y a douze ans à peine, nous sommes dans un restaurant à Angoulême, il s’est levé de table et harangue les autres convives, c’est encore une soirée qui va mal tourner, il a déjà largement dépassé l’heure autorisée, dans la chambre qu’il occupe à proximité de l’hôpital, il est debout au milieu des tables et des pizzas à moitié dévorées, il oscille entre le génie et la folie, comme d’habitude, à la fin, nos retrouvailles s’achèvent à l’entrée de la résidence pour les fous légers, ceux qui peuvent tout de même aller dehors de temps en temps, à condition de respecter les horaires, moi je ne suis pas fou, je peux rentrer seul à l’hôtel où je loge,

Christian (Noémie) aussi, je l’ai raccompagné(e), spontanément je me suis offert pour l(a)e raccompagner, s’offrir est le mot, c’est seulement une fois descendu dans la rue que j’ai commencé à regretter ma spontanéité, si j’avais pris le temps de réfléchir un peu, sans doute j’aurais trouver le moyen de fuir mes responsabilités, un motif valable, au moins provisoirement, ça m’aurait bien sûr inquiété de l(a)e savoir dehors, remontant tout les quartiers au nord de la gare jusqu’à chez (elle) lui, remonter par ces rues sombres ponctuées de lueurs obscènes : des bars louches, des bars à putes, des épiceries ouvertes 24/24h, tous les arabes dehors attendant sur le trottoir, dans cet accoutrement mon dieu, et voilà qu’à cause de cette absence de réflexion, nous sommes précisément embarqués tous deux sur ces trottoirs, traversant les voie de tramways près de la gare du Midi, il, ou bien devrais-je écrire elle ?, apparemment satisfait(e), pas spécialement angoissé(e), après tout je suis là, merde, ça se met à grimper, il/elle n’avance pas dans ses chaussures à talons haut, qu’est-ce que je fous là je me demande, moi et ma spontanéité, j’aimerais glisser comme une ombre devant les terrasses des premiers kebabs, mais c’est impossible, il/elle trébuche, il/elle fait exprès, ou quoi ?, de trébucher devant les terrasses des cafés arabes, tous ces hommes assis qui nous regardent, ce n’est pas la honte, je n’ai pas honte, me trimbaler en compagnie d’un type déguisé en femme dans n’importe quelle rue ne me dérange pas, mais pas ces rues, pas ces rues la nuit en tous cas, et puis je ne vis pas ici, je suis juste de passage, demain je partirai, non, pas la honte, la peur, tous ces hommes qui matent, l’autre perchée sur ses talons hauts, on dirait, on dirait, une autruche, voilà, si encore il s’agissait d’un travestissement réussi, mais non, ce n’est pas une femme, c’est une petite fille, imaginez un grand dadet d’un mètre quatre-vingt ans attifé comme une gamine de dix ans, et encore, les gamines de dix ans d’aujourd’hui sont dix fois plus sexy que lui/elle, non, une gamine de dix ans tout juste sortie d’un album de la Comtesse de Ségur, une petit robe rose rembourrée au niveau de la poitrine, mon dieu, qu’est-ce que je fiche ici, on se demande, je le/la suis comme si j’étais son garde du corps, improbable corps, attifé d’une perruque, rembourré artificiellement, les joues rosées comme une poupée d’enfant, mais dessous c’est la misère, maigre, pâle, osseux, quel genre d’esprit meut un corps pareil ?, je veille à droite, à gauche, tout en marchant comme si tout était normal, c’est encore loin chez toi (Christian ? Noémie? Au point où nous en sommes : Noémie), elle/lui, un peu oui, un peu plus loin, nous passons sur le parvis de Brigittinentkapel, pas le moment de faire du tourisme, je voudrais éviter le square, mais il/elle me dépasse et traverse au milieu des ivrognes, surtout ne pas écouter, surtout ne pas regarder, encore loin ?, plus haut plus haut, dit-il/elle, c’est qu’il/elle semble tellement heureuse à cet instant, il/elle voudrait peut-être que cette ascension jusqu’à sa chambre dure toujours, je vois, je vois enfin, je suis long à la détente, nous formons un couple, et je suis l’homme qui, définitivement : le, la protège, rue du temple, Kristinastraat, mon calvaire, et cette croix carnavalesque, enfin, bizarrement sain et sauf, devant la porte d’entrée de l’immeuble, tandis que j’essuie mon front ruisselant d’angoisse, tu me fais penser à lui, soupire-t-elle comme dans un songe, lui ?, elle dit : Camus, Albert Camus, Ha, je dis, puis : je voudrais savoir pourquoi tu t’empêches, oui ?, pourquoi tu t’empêches de vivre ?, je m’empêche de quoi ? de vivre ? ha bon, elle me propose d’en discuter, de cela, que je m’empêche de vivre, et d’autres choses, et moi, je ne vois pas moyen de discuter avec un putain de travesti au sujet de mes soi-disant empêchements, et encore moins d’autres choses, et tout en pensant de la sorte je me mets également à réfléchir, s’attifer comme une gamine quand on éprouve le besoin de s’attifer, c’est cela ne pas s’empêcher ?, très peu pour moi, mais, je pense encore, nous sommes devant le palier, elle cherche ses clés dans son sac à main de gamine, avec des perles roses incrustées, pourquoi pense-t-elle que je m’empêche de vivre ?, et si moi, comme elle, je ne m’empêchais pas, alors, il me vient tout de suite de sales images tirées de sales rêves, du genre de ceux que je suis obligé de faire pour m’endormir, des rêves de meurtre et de carnage, des rêves de colère et de vengeances, et alors je pense qu’il vaudrait mieux pas, tu vois Noémie, je lui dis avant de la suivre dans l’escalier, il vaudrait mieux pas que je m’empêche pas, je la suis, le linoléum recouvrant les escaliers est hideux, tout est glauque, je me demande toujours ce que je fous là, et pourtant inévitablement, je la suis.