Notes sur un bref article de Ferenczi

Ferenczi donne, dans un article de 1919, “pensée et innervation musculaire” deux hypothèses qui permettent d”affiner nos descriptions concernant ces penseurs qui ont besoin de s’activer physiquement quand ils pensent. les personnes du “type moteur” sont des individus “dont les idées affluent avec une trop grande rapidité et qui sont doués d”une imagination très vive.” Ils doivent “gaspiller de l”énergie musculaire pour modérer ” le débordement généralement trop facile des intensités” (Freud), c”est-à-dire pour introduire la réflexion logique à la place de l”imagination.”. “L”individu “submergé” est obligé de détourner une partie de son attention du processus intellectuel pour ralentir un peu l”afflux des pensées. “Autrement dit, quand le névrosé inhibé cherche à empêcher toute diversion susceptible de lui fournir le motif d”un abandon du travail intellectuel suscité par la pensée qui lui advient, le “type moteur” (formulation délicieuse !) cherche au contraire d’autres objets (fournis par exemple par les stimulations sensorielles) capables d’accueillir le surcroît d”énergie mise en branle par la pensée des pensées. Je note au passage l’usage par Ferenczi du concept d”attention, élaboré par Freud notamment dans les “Formulations des deux principes du cours du devenir psychique”, texte qui on le sait ou pas, constitue la bible freudienne de Bion (laquelle Bible s”avère du coup peu épaisse, bien que d”une lecture dense et exigeante). Pour en revenir à notre homme qui marche : s’il fuit la pensée qui requiert d’être pensée (simplement parce qu’elle se présente à l”esprit), on peut, en suivant les indications de Ferenczi, considérer qu’à un certain degré d”investissement musculaire il n’est plus question de penser quoi que ce soit : le but de la marche serait alors de ne penser à rien, de ne plus penser du tout. C’est bien le but. Une décharge (telle patiente dit : la seule chose qui me fait “passer outre”, c’est sortir marcher. Dormir ne change rien, je me réveille comme si la pensée qui m”obsédait n”avait absolument pas bougé d”un quart de pouce – un quart de pouce serait déjà pas mal – Lacan dirait : un quart de tour — je me mets à citer Lacan maintenant.. où va-t-on ?)

Fuite devant la pensée qui se présente (encore et encore sans avoir bougé d’un quart de pouce) de manière obsédante (d’où ces sorties compulsives, ces errances obstinées d’où toute intention semble exclue) ? L’ennuyeux c”est que je suis en train là de supposer qu’il y a quelque part une pensée de ce genre qui attend d’être pensée : ainsi sommes-nous amenés à postuler des mondes intermédiaires, peuplés de choses à l”état latent, à l’état d”attente. Or, je ne sais rien d”une telle pensée. Une certaine grammaire (la mienne) me pousse à postuler qu’il y a là quelque part une pensée qui attend d”être pensée. À ma décharge, disons que c”est une manière (comme une autre, sauf qu’elle est celle que je mets en œuvre) de rendre raison, provisoirement, en attendant que le patient me livre ses secrets, d”un comportement qui défie la (ma) raison.

Je songe à l”ambiguïté du mot “randonnée” – qui vient de “randon“, d”un vieux français signifiant , qui a donné le “random” anglais. Combien parmi les randonneurs patentés, dont je suis, randonne en ce sens – c”est-à-dire que tous les buts qu’ils se représentent (ou pas) : la santé, la spiritualité, la “nature”, etc. constituent un vernis social à une activité qui, en dernière analyse, révélerait plutôt la présence d”une possibilité de la folie, contenue de manière plus ou moins satisfaisante dans cette épuisement du corps et de l”esprit. – “J’ai pensé prendre mon sac à dos et traverser à pied le désert de Gobi” (elle revient de Chine). Mon propre rêve de Mongolie et d’Asie Centrale (une maline psychothérapeute : la route de la Soie. Bien sûr ! L’échappée belle (et désespérée) ok. Mais pourquoi donc si loin ? (genre : le voyage dont on revient pas.) Loin est ici proportionnel à la force des emprises ici-bas et maintenant. Non pas tant “fuir loin de soi”, qui n’est qu’une formule creuse et niaise, mais : dans l’impossibilité (provisoire) de désaturer, transformer, la manière de penser qui nous accable (depuis si fort longtemps), au moins, ça vaut ce que ça vaut, se barrer de . Traduction spatialisante, topologique, assez répandue somme toute. (Ici, un paquet de gens débarquent de quelque part, précisément dans ce but : se refaire une virginité. Un endroit où aller comme disait Robert Penn Waren : “A place to come to” (un endroit où venir à, littéralement. Pas tant donc l’idée d’aller, mais celle de venir, pas tout à fait la même grammaire, à défaut peut-être, d’un endroit d’où l’on vienne).

Il est en présence d’une sorte de pensée dont il ne sait que faire. Cette pensée pose problème. Elle ne s’accorde en rien avec le système habituel (l’ensemble plus ou moins ordonné et réglé des pensées saturées avec lesquelles il se débrouille habituellement en ce bas monde) qui lui permet de mener une existence suffisamment conforme aux exigences des groupes auxquels il s’articule (tant bien que mal). Les exigences du groupe sont du type : des lois non écrites, jamais explicitement formulées (il existe des règles du jeu de tennis sans qu’une règle explicite la manière dont on devrait par exemple lancer la balle pour obtenir tel ou tel effet.). Cette pensée lui paraît inappropriée. En fait, il se comporte comme s’il en était certain. S’il la considère avec sérieux et en tire les conséquences, il pourrait être submergé par des fleuves d‘émotions susceptibles de tout emporter – à commencer par ce systèmes des croyances ordinaires et partagées auquel il s’efforce d’adhérer.

Il n’est pas étonnant dès lors qu’il prenne la fuite – littéralement. Il va dehors, et marche. Les premiers jours, ses sorties ressemblent à des déplacements justifiés : il va quelque part. À la question : “Où vas-tu ainsi ?” la plupart des gens devraient être capables de donner une réponse appropriée : “j’ai rendez-vous chez le coiffeur”, “je vais à un match de football”, etc. Dans ces cas là, le fait de se déplacer, le procès de déplacement, n’a qu’une importance moindre comparé au but. On peut s’attendre à ce que la discussion éventuellement s’articule autour de la coiffure ou du match de football, ou de tout autre chose, par association d’idées. D’intéressantes variantes peuvent être notées ici, mais qui ne change rien à ce que je voudrais montrer : par exemple, la seconde partie d’une réponse du type “je vais chez le dentiste qui est aussi mon amant” pourrait s’avérer tout à fait inappropriée dans bien des cas. Cette pensée (“aller chez son amant”) pourrait être le genre de pensée devant laquelle on fuit, mais, on peut supposer que précisément, celle qui va rejoindre son amant ne la fuit pas !

Lui fait mine d’aller quelque part.
“Faire mine de”. Nous disons “il doit bien aller quelque part” – nous supposons qu’il se présente à lui-même (??) un but – nous projetons en réalité, parce que cela nous rassure, un objet intérieur tel que le but, et quelque chose que nous pourrions appeler l’intentionnalité. Il faut tout cet attirail théorique projectif pour ne pas se sentir dérangé par ce que nous voyons.
Or, en réalité (mais que signifie ce “en réalité” sinon : ce qu’il dirait s’il pouvait parler sans craindre de passer pour un fou) il ne va nulle part. Il marche pour marcher.
Comme Salinger écrivait pour écrire (ce qui suscite encore chez nombre d’aspirants écrivains – c’est-à-dire la plupart des gens qui lisent sérieusement) une fascination (comment peut-on être à ce point détaché des aspirations du groupe (le groupe aspire) ? À titre personnel, plus ça va, plus je me détache).
Disons : c’est un traitement particulier de la pensée qui lui vient (de manière obsédante).