Notes prises durant la déconnexion (vendredi)

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Le village se trouve dans une sorte de petite cuvette, protégée des vents du sud par une forteresse et de ceux du nord par une jolie butte. Malgré ces remparts, quand la tempête parvient à se frayer un passage dans la rue principale, c’est un grand chambard là-dehors. Autre conséquence : aucun réseau ne passe – ni celui des téléphones portables, ni les ondes radiophoniques. N’ayant pas la télévision (ça fait bien vingt ans que je me passe de cette bête-là) et privé de connexions internet (et donc de ligne téléphonique fixe) depuis le début de la semaine, me voilà pour ainsi dire coupé du monde. C’est assez relatif tout de même : j’ai des voisins auprès desquels je peux aller aux informations – bien qu’ils n’en aient pas beaucoup plus que moi – et si la tempête se calme, il me suffit de m’éloigner à deux cent mètres au nord du village, grimper sur la petite butte, pour disposer d’un signal téléphonique. Mon petit téléphone mobile, qui m’a coûté une quinzaine d’euros, remplit à peu près son office si je le cale tout contre mon oreille – et je peux prendre des nouvelles de ma chérie qui se trouve en voyage, et lui en donner en retour.

Mon voisin se plaint qu’en 2020, on soit amené à subir des désagréments pareils. Il fait remarquer avec justesse qu’à l’heure où la plupart des obligations administratives sont dématérialisées, c’est un coup à avoir de sacrés problèmes si la situation perdure. Je ne lui dis pas qu’un de mes rêves les plus chers, c’est de vivre un de ces jours une coupure mondiale des communications dématérialisées, histoire de voir. Je ne lui dis pas non plus qu’actuellement, en 2020 donc, une bonne partie de la population de la terre se débrouille avec des connexions autrement plus instables que les nôtres, voire inexistantes – sans parler des coupures d’électricité et de l’accès à l’eau potable, et parfois à l’eau tout court. Disons que notre malheur présent nous donne juste un léger aperçu du quotidien de nos frères et sœurs des pays pauvres.

En attendant, la conséquence la plus marquante, de mon point de vue, c’est d’être privé de toute information concernant ce qui se passe dans le vaste monde, et même, pour être plus précis, au-delà des limites de mon village, qui est un tout petit village. Je regrette de n’avoir plus de poste de radio – mais le regret est atténué dans la mesure où mes programmes préférés sont en grève, paraît-il. Où en est-on justement de cette grève ? Le gouvernement lâche-t-il du lest avant les fêtes de fin d’année ou bien se tient-il « droit dans ses bottes », comme disait l’autre, qui finit par perdre de sa superbe les semaines d’après ? Quid de la saison de biathlon, et notamment des courses de la semaine au Grand Bornand (chacun ses préoccupations) ? Combien de mails vais-je découvrir dans mes boîtes aux lettres quand la connexion sera rétablie ? Il y aurait un évènement formidable, le déclenchement d’une guerre mondiale, un tsunami dévastant des côtes surpeuplées, l’assassinat de Donald Trump, un premier contact établi avec des populations extra-terrestres, si je ne fais pas l’effort de sortir de chez moi, et d’aller discuter avec un voisin, ou de me rendre au bourg qui se trouve à cinq kilomètres d’ici, je n’en saurais rien. Je me suis toujours demandé combien de temps il a fallu, à l’époque, pour que la nouvelle de la prise de la Bastille arrive aux oreilles des habitants, disons, de la vallée de Brezons ? Le temps sans doute qu’une diligence tirée par deux chevaux voyage depuis Paris jusqu’à la Haute-Auvergne, franchisse le col de la Fageole et dépose le courrier à Saint Flour – après quoi, c’est du bouche à oreille jusqu’à Brezons, via la Planèze. Mettons, au total, si tout se passe bien, quatre ou cinq jours – on devine les déformations subies par le message initial au cours du trajet. Dans l’immense empire Romain, par exemple au troisième siècle, quand les empereurs se succédaient bien plus vite qu’un ministre dans nos Républiques, la plupart du temps victimes de morts violentes, on imagine fort bien que pour un citoyen de l’est de la Syrie, l’identité de l’empereur n’importait guère : le temps que l’information relatant l’accession au trône d’un nouvel empereur lui parvienne, le pouvoir avait peut-être déjà changé deux fois de tête.

Nous n’en sommes évidemment pas là dans mon village, et d’ailleurs, n’y tenant plus, je décide au quatrième jour d’aller acheter le journal au bourg voisin. Installé au bar-tabac, contre le radiateur, je parcours brièvement les pages du quotidien, sans accorder d’attention particulière à quoi que ce soit – c’est un journal médiocre, de droite, qui n’accordent aux évènements susceptibles de m’intéresser qu’un entrefilet, et encore, quand il ne les oublie pas carrément. Je file directement à l’avant dernière page : les bulletins météo. Ha ! Voilà peut-être ce qui me manque le plus, l’accès à mes modèles météo, et au forum des prévisionnistes et spécialistes du climat ! C’est une passion qui m’est venue pendant les quinze années que j’ai passées en moyenne-montagne, et même si désormais je suis redescendu d’un étage, le village ne se situant qu’à 600 mètres d’altitude, c’est peu dire que cette absence d’information touchant au temps présent et à venir m’a manqué, surtout quand la tempête s’engouffrait dans la rue principale ! Comme je vais plusieurs fois par jour en promenade, je dispose, depuis les hauteurs, si les nuages se tiennent assez haut, d’une vision assez claire de la situation météo sur les crêtes du Puy-de-Dôme, du Sancy et du Forez, ainsi que sur la grande forêt Livradoise. On peut, avec de l’expérience, prévoir le temps qu’il va faire dans un laps de temps réduit, disons une demi-journée maximum, en observant la couverture nuageuses sur les crêtes, en notant la force et la direction du vent, en relevant l’évolution des températures : mais force est de constater qu’il m’est impossible de prévoir au-delà : quel temps fera-t-il au réveil demain matin, pleuvra-t-il ? Neigera-t-il ? Je n’en sais rien.

Mais, soyons honnête, après tout j’ai déjà vécu ainsi, largement plus d’une moitié de ma vie, et ma foi, je ne me souviens pas que durant toutes ces années de jeunesse, sans téléphone ni télévision, encore moins, évidemment d’internet, l’existence m’ait paru plus rude qu’elle ne l’est maintenant – au contraire. Sans doute étions-nous alors forcément plus « localisés », ou pour le dire autrement, du monde nous ne savions pas grand-chose. J’étais pauvre et n’avais guère les moyens de voyager, ce qui n’a guère changé du reste, et pour les informations, je lisais les journaux, installé à la bibliothèque municipale du coin. On dira, oui, mais il est plus difficile de se priver de quelque chose dont a joui, plutôt que de regretter ce qu’on n’a pas connu. Pas sûr que cela soit vrai (ce qui n’a pas été, ou qui aurait pu être, produit parfois, dans la mesure où nulle expérience réelle ne vient s’y opposer, une redoutable souffrance). Le fait est que j’éprouve à l’endroit de ce passé déconnectée quelque nostalgie, et qu’il me plairait je crois d’accomplir un de ces jours un pas de plus vers l’ascétisme, mais dans un lieu bien plus isolé que ce village, une cabane au fond des bois ou quelque chose dans ce genre – quitte à être pauvre et se passer des supposés conforts modernes, autant pousser les choses jusqu’au bout n’est-ce pas ?