Notes prises durant la déconnexion (jeudi)

Une joyeuse et impitoyable tempête s’est abattu sur le village lundi en fin de soirée. Depuis, les communications ont été pour ainsi dire coupées : internet, le téléphone fixe et le téléphone portable, ne fonctionnent plus, et dans bien des maisons, le soir, on ne voit plus scintiller par la fenêtre les couleurs changeantes des écrans de télévision. Voilà quatre jours que la situation perdure, certains villageois ont le visage des mauvais jours, d’autres semblent indifférents à l’évènement, et d’autres enfin, dont je suis, prennent cela avec le sourire, en profitant pour évoquer leurs souvenirs d’avant, d’une époque où l’on vivait sans connexion aucune. Avec quelques-uns de mes voisins, des militants plus ou moins communistes et plus ou moins anarchistes, demeurés fidèles à la cause, et qui reviennent d’ailleurs de la manifestation à la grand ville, nous aimons raconter, attablés devant nos verres de bière bon marché, chacun à notre tour, nos exploits passés de vieux combattants. Ce soir, tandis que le vent hurle au-dehors, la conversation porte évidemment sur notre village, déconnecté autant qu’il puisse l’être, et l’un d’entre nous se demande comment nous faisions « avant ».

Chacun y va de sa petite histoire, et quand c’est mon tour de causer, me revient une période très précise de ma vie. Je devais avoir vingt ans, au milieu des années 80, pas beaucoup plus, et j’habitais une sorte de gîte rural au beau milieu des champs de blé, à mi-chemin entre Poitiers et Angoulême, à 50kms de l’une et l’autre ville à peu près. Le gîte se tenait aux côtés d’une ferme parfaitement isolée, le premier village, je m’en souviens pour avoir fait le trajet à pied plus d’une fois, se trouvait à trente minutes de marche, à travers de petits bois charmants par ailleurs, dans lesquels je croisais quasiment à chaque fois un renard, que j’avais entrepris d’apprivoiser, avec quelque succès. Mais comme toujours, quand je me lance dans ces récits de jeunesse, je m’égare dans des histoires buissonnières.

J’habitais là, absolument seul, sans même un animal de compagnie (il me paraîtrait inconcevable aujourd’hui de vivre sans un chien à mes côtés), et je me rappelle fort bien du gîte en question. Il était conçu pour accueillir de très grandes assemblées, puisqu’on trouvait dans la grande chambre du haut pas moins de sept lits, à une ou deux places, et encore deux autres au rez-de-chaussée, dans la pièce « à vivre » comme on dit. Les premières semaines, chaque soir, par pure fantaisie, je changeais de lit pour la nuit – puis ce jeu m’a laissé et j’en ai choisi un, à l’étage. Le mobilier était d’une modestie qui confinait à l’ascétisme : deux tables, un coin cuisine et une dizaine de chaises, un canapé pas de première jeunesse, deux armoires à vêtements et une pour la vaisselle, et c’était tout. Ma seule contribution à cet aménagement consista à poser sur une des tables un lecteur de K7 et une petite radio. Pas de télévision donc, pas de téléphone : pour passer un coup de fil, je devais aller jusqu’au village, le plus souvent à pied par les bois, et utiliser une cabine à pièces. Pour peupler le silence de ces lieux, j’alternais entre des programmes radiophoniques (c’était l’époque où je découvrais France Culture et France Musique, la musique baroque et l’ethnomusicologie) et mes K7 audio (du rock principalement, entre les Ramones, Joy Division et The Smiths). Bizarrement, je n’ai pas le souvenir de m’être ennuyé dans cette sorte d’ermitage : je lisais énormément, j’écrivais aussi beaucoup, et j’allais marcher dans la campagne dès que j’en avais l’occasion.

Je recevais évidement rarement de la visite, tous mes amis vivaient à Poitiers, et beaucoup n’avaient pas de moyen de locomotion. Je travaillais comme surveillant dans un collège à 50 kms de là, pour payer mes études de philosophie, que je menais, il faut l’admettre, en autodidacte, n’allant quasiment jamais en cours. Quand il me prenait d’aller à Poitiers dans le but de rappeler mon existence au corps enseignant il m’arrivait bien souvent de me perdre, pour ainsi dire, sur le chemin de la faculté, et l’on me trouvait plus sûrement au bar de la place du marché ou à celui de l’hôtel de ville que dans les couloirs de l’université, ou bien j’allais passer la journée et la nuit suivait avec une petite amie, rarement la même d’une fois à l’autre.

Un soir, on frappe à la porte du gîte. Pensant à mon voisin et propriétaire, un adorable paysan sexagénaire, avec lequel j’aimais déguster un eau de vie en devisant du monde moderne dans sa cuisine, j’ouvrais avec insouciance. Mais il y avait sur le pas de la porte une jeune femme, une étudiante en philosophie que j’avais poursuivie de mes ardeurs durant quelques mois, avant de renoncer plus ou moins devant ses refus répétés. Elle avait parcouru en automobile, alors qu’elle venait juste, apprendrais-je plus tard, d’obtenir son permis de conduire, la route qui menait jusqu’à mon antre secret. Évidemment, pas moyen d’informer à l’avance de sa visite : c’était ainsi à l’époque, dans notre petit monde de jeunes adultes pauvres n’ayant pas les moyens de se payer une ligne téléphonique, si l’on souhaitait voir quelqu’un, on allait jusqu’à chez lui, on frappait à la porte et voilà tout. J’étais impressionné par son audace et son courage, et, bien entendu, nous avons passé la soirée ensemble, choisissant un des sept lits de l’étage, en changeant d’ailleurs par pure fantaisie au cours de la nuit, et, je vous passe les détails, il se trouve que nous avons partagé une vie commune durant une dizaine d’années, allant jusqu’à nous marier, et jusqu’à divorcer. Il y a presque deux ans, au printemps, sa mère m’a appelé pour me dire qu’elle était décédée. C’était, je m’en rends compte maintenant, trente ans après notre première nuit. Qu’avons-nous fait depuis, où donc sont passés l’insouciance, la fantaisie, les aventures ? Il me reste la mélancolie, bien sûr, et la colère. Et tu n’es plus là. J’imagine qu’il n’est pas étonnant dès lors qu’en évoquant avec mes amis du village quelques souvenirs de jeunesse, celui-là précisément me soit revenu en mémoire.