No Future

Non jamais je n’ai supporté de me projeter dans l’avenir, disons, au-delà d’un certain nombre de jours, de semaines quand le temps n’est pas trop incertain, à de rares occasions, je me suis laissé aller à imaginer à quoi pourrait ressembler les mois suivants, mais jamais plus, non, d’aussi loin que je me souvienne, je ne suis gardé d’envisager mon propre avenir, et c’est là je crois un grand motif d’incompréhension avec nombre de mes connaissances, lesquels en général se préoccupent et se préparent, et la plupart possèdent dans le tiroir d’une commode les documents qui leur permettront de prétendre le moment venu à la retraite, alors que moi, qui ai accumulé pas moins d’une vingtaine de jobs, pas toujours déclarés, parfois non déclarables, durant cette vie ici-bas, je n’ai jamais pris la peine de conserver quoi que ce soit, et quand, au gré de mes déménagements, j’entassais dans le coffre de l’automobile la totalité de mes biens, je perdais toute trace de la vie que je laissais ainsi derrière moi, si bien qu’aujourd’hui, je n’ai que mes souvenirs, mais aucune trace officielle de mes vies d’avant, et, d’une certaine manière, ce n’est pas plus mal, c’est préférable, dans certains cas, cela vaut mieux, et si j’avais pu refaire à chaque départ de nouveaux papiers d’identité, avec un nouveau nom, un nouveau visage, je ne me serais pas gêné, non, rien ne m’est plus étranger que cette histoire d’identité à laquelle tout le monde fait mine de s’accrocher – j’ai toujours su qu’il n’était en réalité question que de naufragés s’accrochant aux planches d’un radeau disloqué, le savoir ne m’a aidé en rien, mais je l’ai su, comment, je l’ignore, mais je l’ai su, bien assez tôt.

Il devrait neiger au sommet des montagnes qui veillent sur notre maison, toute la semaine prochaine. Voilà tout ce qu’il y a à savoir d’important, et cela suffit. Dans le magnifique livre de Jim Harrison, La Route du retour, Nelse, le fils de Dalva, déclare («presque comme un crétin», dit Naomi) : «Quand la nuit est froide, j’aime le froid ; quand elle est chaude, j’aime la chaleur.» Ce genre de tautologie fait penser aux poèmes du berger de Pessoa, publié sous le pseudonyme d’Alvaro de Campos. Dans mes périodes les plus incertaines, les plus inquiètes, je me convertis à cette sagesse tautologique, qui vise avant tout à briser toute velléité d’attendre quoi que ce soit, car ainsi, n’attendant rien de personne nulle part, on évite et l’angoisse et la déception. C’est de la sorte que survivent et tolèrent l’intolérable condition de pauvreté et de précarité ceux qui y sont plongés.

Une autre raison me rend l’appréhension du futur insupportable. Non, je me fiche de la fin du monde et de l’apocalypse, vraiment, et même à la limite, ça m’irait tout à fait, non, ce qui me frappe de terreur, c’est qu’à un moment ou un autre, un de ces jours comme on dit, mes chiens vont mourir. Là, je caresse Capou, installé sur le bureau, entre le clavier et l’écran, et j’entends Iris aboyer dans la jardin après les chats. Ils sont bien en vie mais chaque jour les rapproche irrésistiblement de la fin. Cette fin me laissera inconsolable. Je me pose des questions existentielles terrifiantes : est-il préférable qu’ils meurent avant moi ? Ne dois-je pas faire tout mon possible pour leur survivre, ne serait-ce que quelques jours ? Pour avoir construit avec eux un lien aussi vital, ne suis-je pas responsable de le mener à terme, car, une fois mort, comment supporteront-ils mon absence ? J’avais eu ce genre de discussion avec une dame fort âgée qui venait de perdre son chien. Elle préférait ne pas se lier avec un nouveau chien, parce qu’elle savait qu’elle partirait avant lui, et que cette idée, l’abandonner, le chien, lui était intolérable. Elle n’a pas fait long feu après ça, quelques mois, je crois qu’elle n’avait plus goût à pousser les choses plus loin, ni de motifs suffisants.

J’ai pensé cet après-midi écrire un essai sur les chiens d’écrivain. Je suppose que ce genre d’ouvrage un peu putassier existe déjà. Harrison donc, a toujours vécu avec des chiens, et on trouvera difficilement un livre de lui dont les chiens seraient absents. Je suis persuadé que Pynchon partage son existence avec des chiens, et je ne serais pas étonné qu’ils lui suggèrent des personnages à l’oreille. Les chiens chez Pynchon sont souvent doués de parole et d’une intelligence redoutablement plus affûtée que celle des bipèdes causants. William Gass, si j’en crois la page magnifique qu’il leur a consacré dans la nouvelle In the heart of the heart of this country, doit préférer les chats. La chienne de Donna Haraway lui a inspiré un texte jouissif, son Manifeste des animaux de compagnie. Et ainsi de suite.

Dans un de mes prochains récits, il sera question d’un chien qui parle. Et d’une sorte de fin du monde. Ça va dépoter.