Mon Frêre

MANOU . 2h00

Manou me considère – et c’est réciproque – comme un de ses amants attitrés, rien de plus rien de moins, pour le moment. J’occupe néanmoins, me fait-elle comprendre, une place particulière dans son harem, la place du géniteur si j’ai bien saisi, pas un père ! Non ! N’a jamais été question de ça !, mais le genre de type à qui on souhaiterait que son gamin ressemble. Physiquement elle veut dire. Cette perspective plane comme un menace légère sur nos rapports sexuels, mais, jusqu’à présent, ne m’a pas empêché de mener à bien les dits rapports. Faut juste que je pense à prendre des précautions. Ce soir, c’est pas vraiment la peine de se méfier. J’ai mes règles, déclare-t-elle en guise d’introduction. Manou est dans la danse, la danse contemporaine. Elle vient de monter sa première chorégraphie. Parmi ses amants, je connais : Sébastien, que nous avons donc en partage, un quinquagénaire psy-quelquechose nommé Jacky, il traîne dans les bars de jeunes déguisé comme Rimbaud, suppose-t-on, avec les cheveux gominés rejetés en arrière, sans s’apercevoir qu’on se paye sa poire dès qu’il débarque, et un grand black qui fait des études de socio à la même faculté que moi, Théodore, lequel se prépare à devenir ministre à son retour au Sénégal et qui m’a donné un Coran le mois dernier, suite à une discussion franchement théologique, Coran que j’ai toujours pas ouvert : je le rajoute à ma liste mentale des choses à faire en priorité. Il y en a d’autres peut-être. Mais je suis celui dont elle veut un gosse. Soit. Elle doit avoir ses raisons. Pour le moment, elle est seule, ne dormait pas. C’est du moins ce dont elle m’assure. Et elle a ses règles.

D’abord, on s’embrasse. C’est fou l’effet qu’elle me fait, et réciproquement. À peine j’entre, on se retrouve collés l’un à l’autre comme deux amoureux. J’ignore si je suis amoureux, je ne crois pas. Je ne crois pas non plus qu’elle le soit. On n’évite d’en parler. Et cette nuit, pas question de causer, et ça tombe bien : nulle envie de raconter une énième fois les événements du jour, arrive un moment, il arrive plutôt vite chez moi, où le son de ma propre voix m’insupporte. Alors, je baise la peau blanche sur ses épaules, je dévore, plutôt, sa nuque, puis la poitrine et le ventre sous la chemise de nuit, et : ha oui ! Va falloir s’arrêter de bisouiller quand même ! On s’affale directement sur le carrelage de la cuisine, elle s’occupe de mon cas en attendant que je m’occupe du sien, ça se caresse, ça se farfouille avec les doigts, c’est chaud et gluant évidemment, avec des bruits étranges, on s’en étonne, puis on rigole, puis on se vautre et s’entremêle avec fureur, et tant pis pour le carrelage. C’est merveilleux, y’a pas d’autres mots, quand y’a pas ce caoutchouc qui vous pressure le zguègue, z’avait pas encore inventé le sida à l’époque, enfin si, mais on l’ignorait, ça fait un boucan pas possible, qu’on tente de recouvrir en se criant dessus, et là j’peux pas m’empêcher de lui déclarer ma flamme, et elle, pareillement, m’insinue des je t’aime dans le lobe de l’oreille, qu’elle mordille, bref, on s’exalte, on s’naufrage sans retenue dans la dimension du pur amour, celui qui ne dure qu’un temps, qui s’évanouit, se nostalgise à peine atteint son acmé. Et, juste après l’apogée : Sarah, la colocataire irlandaise, fait son entrée par la porte principale, qui donne justement en plein sur la cuisine.

On se réorganise comme on peut question d’se donner une contenance. Sarah n’arrête pas rigoler en découvrant le tableau. J’me recouvre le matériel d’un pull qui traînait sur la chaise. Une angoisse m’étreint : à qui appartient ce pull ? Manou a juste eu le temps de renfiler sa chemise de nuit, mais ça lui cache à peine le sein droit, et, forcément, de larges auréoles rougeoyantes se déploient à nos pieds. Et puis, on est quand même vautrés là au milieu de la cuisine. La chambre était occupée ?, qu’elle fait, maline, la coloc. Du coup on s’met à rigoler pareil, tout en s’ramassant tant bien que mal. Une tisane my dears ? J’renfile mes frusques et achève de regagner la civilisation en m’asseyant sur une chaise. Manou, on le comprend, file à la douche en continuant de rigoler. Ça va Sarah ?, que j’fais. Me gratifie d’un sourire dont j’ai aucune peine à imaginer ce qui l’inspire. Siuuuper !, qu’elle ajoute ce qui confirme ce que je ne peux pas m’empêcher de supposer. Toi aussi on dirait !, on a grosso modo le même sourire béat. La jouissance ne connaît pas les frontières.

Puis ça se met à causer. Moi, je ne dis rien. Quand les filles se causent, faut juste écouter. En plus ça s’cause à moitié en english, faut suivre. Je me demande si je devrais pas rester ici, m’installer même, le chat vient se frotter au bas de mon futale, j’le prends dans mes bras et le caresse langoureusement, ces bêtes-là sentent quand il y a de l’amour, du vrai !, c’est tellement doux ici, tellement sain, et la Manou, je dois l’aimer un peu plus que je dis, ça peut pas n’être qu’une histoire sexuelle, et quand bien même ? Ça ferait un endroit où être, le genre d’endroit où rentrer le soir, rentrer chez soi, boire la tisane en bonne compagnie, avec le confort féminin qui va avec, seul, je suis un vrai rustre, fourré dans ses bouquins toute la journée, et négligé avec ça !, pensé-je en matant Manou passer la serpillère, et les promesses des ombres qui se devinent sous la chemise.

Tu restes ?, fait mon amoureuse. Non. Je crois pas non. J’bosse au collège demain, que j’explique, et vu l’heure, vaudrait mieux rentrer maintenant. Des affaires à récupérer chez moi, me changer, etc. C’est étrange de s’entendre répondre exactement le contraire de ce qu’on avait en tête la seconde d’avant. Mais je crois que ça l’arrange, que ces paroles et ces justifications la sauvent, elle aussi, d’une perspective qui nous fout la trouille.

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