Mon Frêre

DIMITRI, ALAIN, LE GRAND STEAK . 21h

Traverser la place d’un pas assuré, jeter un œil à droite à gauche, pas que je cherche quelqu’un en particulier. Ah, si ! Le p’tit frère ! J’allais oublier. Je pourrais aussi bien m’installer et boire tout seul comme un grand en attendant que ça vienne et s’agglutine. Dimitri au Montana, debout au comptoir, manifestement déjà passablement allumé. Hey Tino !, qu’il gueule. Il m’appelle Tino parce que je suis chanteur, si on peut dire, dans le groupe, notre groupe, a very sad experiment. À cause de Tino Rossi bien sûr. Hey Dimitri !, Tu cherches ton frangin il paraît ? Les nouvelles vont vite. Oui, plus ou moins. Plutôt moins là : rencontrer Dimitri, c’est le pire qui puisse m’arriver, la promesse d’une soirée réellement délirante, out of control, on est devenu extrêmement ami par la suite, à l’époque, c’était plutôt l’ami de mon frère.

Dimitri, son père était commissaire de police et sa mère caissière. Pas déprimés du tout ces deux-là. Passaient leur vie à dépenser leur pognon en croisières, dans un interminable voyage de noces. Quand le fiston est revenu du service militaire, sa mère a fait un tas dans le jardin avec toute sa collection de bandes-dessinées cachées sous son lit, et a mis le feu. Il s’est barré, sans que personne ne cherche à le retenir du reste. Puis s’est coltiné la vie au grand air, avec les clochards célestes du patelin, squattant éventuellement chez l’un ou chez l’autre : l’année dernière, comme mon frère avait regagné pour quelques semaines le domicile paternel, dès que mon père filait au boulot, Dimitri se pointait à la maison, dormait tranquillement jusqu’au soir, après quoi il repartait dans la nuit sauvage errer jusqu’à pas d’heure. Depuis, ça s’était calmé un peu, grâce aux services sociaux, mais on pouvait comprendre qu’il y avait chez ce type une certaine disposition au ressentiment, une dureté, une propension à la violence, fallait pas trop l’emmerder.

Après quoi il s’est mis à dévorer des livres. Il habite une piaule improbable, d’environ cinq mètres carré, de quoi loger un lit de camp monoplace, un lavabo, une armoire encastrée dans laquelle il enfourne ses fringues et, pour le reste, des piles et des piles de bouquins, un endroit minuscule saturé de bouquins, au dessus desquels un nuage de fumée de tabac semble planer pour l’éternité. De la littérature américaine principalement, Dos Passos, De Lillo, Faulkner, il a lu tout Faulkner en quelques mois, Pynchon évidemment, pour mon compte, jamais réussi à dépasser les dix premières pages de Vinland, et dernièrement, William Gaddis, je viens de finir Les Reconnaissances, les deux volumes, j’ai trouvé ça fabuleux. Et pas mal de livres d’histoire aussi, de la grande Histoire je veux dire, des trucs sur la seconde guerre mondiale, ou la première, une tête, déjà franchement alcoolique, peut-être déjà irrécupérable, ou alors se prépare un destin à la Kerouac, à la Burroughs, le genre à expédier fissa la plupart de ses manuscrits à la poubelle. On passe des après-midi entiers à jouer à la pétanque en discutant littérature et politique. Même en plein hiver. On se trouve un patelin bien paumé, y’a toujours un terrain de pétanque quelque part en bas de l’Église à côté du cimetière et pas trop loin du bar, on déballe nos boules, et on enchaîne les parties tranquilles. Un des rares mecs que je peux embarquer en randonnée. L’été, on se barre en montagne, et on remet ça éventuellement au printemps et à l’automne. Courageux, tenace, qui se plaint jamais, un dur de dur, râblé mais lumineux, et en même temps capable de vous péter un câble dans n’importe quelle soirée, et de préférence dans celles où on n’est pas censé en péter un : on est du genre à finir à poil avec la bouteille de skye à la main en sautant sur les filles. Dangereux donc. Génial, même quand il devient pitoyable. Un vrai punk finalement. Comme y’en a plus vraiment. Désespéré.

Absolumente necessario, que je gueule au patron qui vient nous abreuver. Mes références tombent toujours à plat. Les pintes défilent. Celle là tu la prends sur ma note, qu’il dit le Dimitri. Le RMI tombe jeudi prochain, va commencer le mois en ayant bu la moitié de sa paye le mois d’avant, le bar est sa banque en quelque sorte. Tiens, à propos, fait le banquier, avec ses gros sourcils froncés qui en imposent : quand tu verras ton frangin, tu lui rappelleras qu’il est hors de question qu’il se pointe ici sans payer ce qu’il me doit, ok ? Ça casse un peu l’ambiance et me rappelle un épisode récent. Heu ? Et il doit combien ?, 145, qu’il annonce, froidement. Merde, je fais, en tâtant dans la poche intérieure de ma veste la carte de crédit. 145. Quand même. Bon, j’vais raquer, j’vais à la banque je reviens. À mon retour, j’pose les biftons sur le comptoir. Le malheur, c’est que je dois être le seul, dans mes relations, à exercer un emploi. À dire vrai, trois jobs, simultanément : je surveille des gosses dans une cour de collège et à la cantine, je distribue, la nuit, des prospectus publicitaires dans les boîtes aux lettres, et je rédige des articles de vingt lignes maximum pour le quotidien local, des histoires de quartier qui n’intéressent que ceux qui les vivent, et encore. Du coup, je suis aussi le seul à posséder une caisse et le permis qui va avec. Ce qui présente deux avantages : on m’apprécie pour des raisons explicitement pratiques, c’est moi qui conduis, et je peux me barrer quand vraiment j’en ai ma claque de cette existence-là, ce qui m’arrive souvent. L’inconvénient : les jours et les nuits où je trime, je me traîne comme un zombie, à cause de ma vie dissolue, en déficit de sommeil constant, et mes études en pâtissent de manière préoccupante.

De l’autre côté de la terrasse, grand remue-ménage, t’en a un qui court torse nu et plonge dans la fontaine, un autre qui balance une bouteille en verre contre le mur de la halle du marché, ça gueule, ça brandit les poings, ça se menace gentiment. C’est là bas que ça se passe, dit Dimitri, la bande au Grand Steak, eux savent où qu’il est fourré le frangin. Le Grand Steak, commandant en chef de la cour des miracles de la ville, tribu de gueux avec laquelle on traîne parfois, bizarrement composée, le punk aux cheveux roses y côtoyant le tatoué jusqu’aux zoreilles, et même, le skinhead au crâne rasé. Y’en a même un de skin, qui s’appelle Rachid. Vraiment étrange : trois mois auparavant, tout ce beau monde se frittait dans les rues de la ville, un conflit qui durait depuis l’éternité se réglait place de la préfecture dans les nuages de gaz lacrymogènes dont les flics saupoudraient les belligérants, après quoi tout le monde détalait dans les ruelles, ultra-gauchistes et fascistes dans un même élan, poursuivis par l’ordre public. Ces expériences de fuite partagée devant les agents de la paix les avaient sans doute rapprochés puisque aujourd’hui les ennemis d’hier zonaient ensemble. Quoique les rapprochaient plus sûrement une consommation éperdue d’alcool et d’autres substances illicites, ainsi qu’un goût marqué pour une certaine forme de terrorisme urbain. La renommée du Grand Steak lui venait de ce qu’il avait mis le feu au dernier étage du lycée privé de la ville, bâtiment d’un âge vénérable, que les familles d’élèves répugnaient à restaurer, rénover aurait nui à son prestige, et, pour cette raison, hautement inflammable, ruinant une dizaine de salles de classe et son parcours scolaire par la même occasion. La légende voulait aussi qu’il fut une sorte d’élève surdoué, capable d’empiler les vingt sur vingt en mathématique, physique et chimie : en chimie, ça faisait aucun doute. Il semblerait qu’il ait obtenu sans difficulté son bachot avec mention en candidat libre, son père étant avocat et sa mère médecin.

No future !, éructe, bave, suinte, les mots ne suffisent pas, Alain, en dressant le majeur de sa main droite devant notre assemblée. Le clochard préféré de notre petite bande, même que je l’ai hébergé lui aussi, un certain soir, même qu’il en voulut ce soir là à ma vertu et que j’eus toutes les peines du monde à me dépêtrer de ce satire édenté. Doctement, Géronimo, l’intellectuel de la tribu, se lance dans une pompeuse diatribe, ce qui donne en substance : le problème, notre problème, pour ainsi dire, c’est que la génération d’avant, elle est complètement larguée, nos paternels et leurs épouses, z’ont pas supporté la révolution sexuelle, ça s’est mis à bizouiller dans tous les coins, alors qu’avant, c’était pas avant le mariage et tout le tintouin, et pis, nous, leurs rejetons, on sait plus très bien où on crèche, on n’est plus très sûrs d’savoir qui c’est qui nous a enfanté, on navigue à vue, dans le vide intersidéral pour ainsi dire. Fuck la society, scande Alain, soulignant son intervention d’un rôt magistral et définitif, et le problème, les garset les filles, faudrait pas oublier les filles ! –, c’est que c’est eux, nos paternels, qu’ont les jobs, et qu’ont les thunes, et qu’la situation étant ce qu’elle est, avec le chômage de masse, qu’ils sont pas prêts de lâcher leur job et le reste, et qu’on est pour ainsi dire : dans la merde ! Applaudissements nourris : on décapsule les bières.

Discrètement, je m’enfourne le casque sur les oreilles : Bigmouth Strikes Again chante Morrissey.

C’est toi le mec qui cherche Sylvain ?, qu’il me demande discrètement, le Grand Steak, en s’approchant dangereusement d’une de mes oreilles. À cette heure indue, et vu la conjoncture, on apprécie mal les distances. Moui, marmonné-je en me nettoyant machinalement le conduit auditif. Il était en route pour chez Papy Moustaches tout à l’heure. Tout à l’heure ? Ouaip. J’peux pas te dire quand, j’ai pas de montre mon pote, mais la dernière fois que j’l’ai vu, il causait d’aller chez Papy Moustache, à cause d’une gonzesse je crois. D’une gonzesse ? Manquerait plus que ça. C’est un sentimental le frangin. Quand il s’y met, peut remuer ciel et terre. On vit dans la peur, me susurre Grand Steak. La peur c’est comme tout, on finit par s’habituer, on peut même s’y sentir chez soi. Mais dès qu’une fille s’ajoute à l’histoire, tu peux être sûr que les véritables ennuis commencent.

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