Mon Frêre

KARINE, SIMON, SÉBASTIEN . 19h

De retour à la ville, après avoir garé la voiture quelque part, c’est-à-dire n’importe où et n’importe comment, je croise Karine, qui croise Simon, qui monte justement chez Sébastien, qui les a invités à dîner, et quand il y en a pour trois, y’en a pour quatre, et, ça tombe bien : il voulait te voir Sébastien. Je sais : il veut toujours me voir. Et nous voilà dévalant la grand rue, Karine, Simon et moi. Karine est adorable comme toujours, les joues resplendissantes : on ne l’a jamais refait depuis la fois où son Jules attitré a débarqué sans crier gare au bas de l’immeuble, s’est mis à sonner frénétiquement à la porte durant un demi-heure, après quoi je suis allé me cacher dans la remise derrière la cuisine, d’où je voyais à peu près tout, leur engueulade et leur réconciliation, après quoi j’ai réussi à me faufiler, parce que j’avais très froid, que je m’ennuyais, et que je n’avais pas trop envie d’assister à la suite, jusqu’à l’escalier de secours. Et Simon, avec son allure de héron juché sur deux pattes maigres comme des allumettes. Ça me rappelle une expédition pathétique avec lui sur une plage vendéenne : nous avions débarqué aux Sables-d’Olonne sans un radis, erré sur la jetée en reluquant tout l’après-midi les restaurants de fruits de mer hors de prix, puis, tenaillés par la faim et la frustration, avions entrepris de chasser le lapin de garenne pour le dîner, en enfumant d’un côté les terriers des supposés lapins, en attendant de l’autre côté, une branche d’épicéa à la main, dans l’espoir j’imagine d’en assommer un fuyant l’incendie ravageant les couloirs de ses appartements. L’existence se nourrit ainsi de quelques faits héroïques, et pathétiques, propres à fournir le matériau de légendes futures, genre souvenirs de guerre, de quoi emmerder d’improbables petits-enfants à venir. Simon, donc, contemplant de là-haut nos misères d’ici bas au travers de ses petites lunettes rondes.

Chez Sébastien, nulle trace de mon frère. Mais une bouteille de Cognac entamée sur la petite table de la chambre qui fait aussi salon et cuisine : poursuivons l’entame donc. Un odeur de lardons fumés aussi. Ça fait une paye !, qu’il me dit avec un air pincé : sans nul doute un reproche en bonne et due forme. Trop de boulot, je réponds. Suis après tout un des seuls à bosser pour gagner ma croûte. Un beau garçon Sébastien : je suis bien placé pour le savoir, Karine aussi du reste. Un soir nous forniquâmes gentiment tous les trois, c’est une chose qui s’oublie difficilement. Sébastien est écrivain. Un écrivain fabuleux, qui, malgré son jeune âge, à quelque chose près le même que le mien, possède déjà son style, ou plutôt, si je me fie à sa précocité, est depuis toujours possédé par son style. Son père est psychanalyste, il s’est barré, vit loin d’ici. Sa mère, évidemment, couve une dépression qui la ravage, elle boit, toutes nos mères sont dépressives, je l’ai déjà dit, seules certaines s’adonnent à la boisson, les autres prennent du prozac ou font du sport, nos mères ! Déchirées entre l’obéissance aux valeurs de l’ancien monde, celui de leurs pères, et désormais sommées de jouir, de s’émanciper, génération déchirée, saturée d’informations et d’exigences contradictoires, que les conflits dévorent de l’intérieur, et son frère est complètement fou, cartonne aux drogues dures, ce qui n’arrange rien, mais on ne choisit pas toujours sa médication, le mien, de frère, fait pousser de l’herbe avec douceur, sa sainte horreur des piqûres, doublée d’une hypocondrie manifeste, le préserve du pire. L’esprit de Sébastien, un puits de culture, sa formidable maturité, sa redoutable maîtrise de la parole, nous impressionnent tous, en même temps qu’elle lui vaut de sévères inimitiés. Un homme de passion, qui ne fait rien à moitié, et rend dingue les gens qui le fréquentent : rien d’étonnant donc à ce que, l’hiver dernier, j’ai fini par céder et passer quelques nuits en sa compagnie. Un bel homme donc : une poitrine large, un ventre plat et musclé, d’une indubitable masculinité, et ce parfum mon dieu !, il flotte encore sous mes narines vingt ans après les faits ! Karine me jette un regard signifiant : quoi ? Peut-être qu’elle la sent aussi cette odeur émanant du lit indécemment offert au regard des visiteurs. Elle l’insupportait au début, m’avait-elle confié, cette façon qu’il a de s’asseoir les jambes largement ouvertes, et de vous regarder droit dans les yeux, de vous scruter jusqu’au fond de l’âme : et au fond de l’âme, comme chacun sait, rien d’autre n’est enfoui que nos plus inavouables désirs, suffit d’insister, suffit de creuser, on finit par les en extraire. Avec lui j’ai passé deux jours merveilleux dans un hôtel perdu au milieu d’une infinité de lacs et de forêts, le pays de Georges Sand. Puis, à la fin de l’hiver, je m’étais décidé à mettre un terme à cette aventure, abruptement, sans explication, rudesse qui me valut quelques lettres admirables, agrémentées de la menace de m’envoyer des sbires à lui, lesquels me coinceraient dans une ruelle un de ces soirs et, à l’aide de longs couteaux à cran d’arrêt effilés comme des lames de rasoirs, me tailladeraient le ventre, défigureraient ma gueule d’ange, etc., menace que je pris au sérieux, dégageant pour quelque temps sur une île, l’île d’Yeu pour être précis : en plein hiver, ça vous mûrit un homme. Pas un touriste, que des marins, et une flopée de mouettes. Là-bas, après quelques murges bien senties dans la cabine du capitaine d’un bateau de pêche – Ah ! cette incontrôlable manie de me laisser embarquer dans les situations les plus extravagantes ! – j’avais pu saisir le caractère métaphorique de la menace lancée par mon ex-amant : de la littérature, rien de plus, mais inspirée par la douleur aussi. J’en ai tiré l’enseignement qu’on ne baise pas impunément, et quand j’y repense aujourd’hui, vingt ans plus tard donc, il y a cette petite zone en bas du ventre qui se tord et me rappelle à quel point, sans en avoir l’air, j’ai pu me comporter comme un salaud. Pas la seule fois malheureusement. C’est dans ces moments-là que les ruelles désertes de ma cité de sable, la cité dont je rêve, émergent du fond de mon esprit, et cette irrépressible envie de dormir sur le champ.

Nous abordons le cas du frangin. Sébastien soupire, secoue la tête et tire sur sa clope : il déconne grave là. Chacun acquiesce. Simon, inspiré : en même temps, il s’est p’têt fourré dans de sales draps. P’têt qu’il est vraiment mal en point à l’heure qu’il est ? Affalé dans un fossé ? Dans le coma, overdosé ? On s’regarde tous d’un seul œil, et on imagine très bien à ce moment-là dans quoi il aurait pu effectivement se fourrer. Tu te souviens l’année dernière quand il a passé tout l’été sous une toile de tente en Normandie, même qu’il faisait pousser de la beuh sous son auvent. Ben tiens, si je m’en souviens ! Je me suis tapé un aller retour avec un sac rempli de victuailles pour le ravitailler, et m’a fallu errer dans les rues de Caen une partie de la nuit pour le trouver. Il jouait de la gratte dans un groupe de rythm’n’blues et répétait dans une sorte de container en ciment en plein milieu de la zone industrielle.

Près de la fenêtre, l’étagère soigneusement rangée, les œuvres héroïques : Genet, Foucault, Arendt, Fassbinder, Duras. Duras, j’ai fait quelques répétitions d’Agatha sous la direction de Sébastien, avec une femme de cinq ans mon aînée : comment nous étions troublés ! La culture des autres a tendance à m’écraser : toujours cette impression d’avoir sur les gens cultivés un retard considérable, c’est pourquoi je lis autant, avec fébrilité. Je pioche à droite à gauche, j’essaie de deviner ce qui dans cet auteur plaît autant à untel, ou ce qui lui déplaît dans tel autre. Ma culture à moi n’est qu’un syncrétisme de celle des autres, un mélange disharmonieux, un patchwork sans motif cohérent. Me manque une personnalité et, en amont, le terreau favorable au développement d’une personnalité, pour lier tout cela. Dans les moments d’optimisme, je m’en réjouis en considérant que ma liberté s’accroît d’autant, cet espèce de détachement dont on se plaint parfois, mais, quand l’optimisme me fait défaut, ce qui s’avère être mon état le plus fréquent, il me semble n’avoir pas plus d’épaisseur qu’un spectre, glissant de ci de là au gré des rencontres, vivant au crochet de l’esprit des autres, même quand je m’en éloigne.

Tu as fini Maurice ?, qu’il me demande. Il prend soin de mon édification culturelle le Sébastien. Même pas commencé, je réponds. Je l’ai fini le bouquin d’E.M. Foster, lu d’une traite durant la nuit, mais pas envie d’en parler maintenant, pas envie de remettre sur le tapis la question de mes préférences sexuelles, surtout pas avec lui.

Amant d’exception, et remarquable cuistot : Spaghetti carbonara, qu’il annonce à l’assemblée affamée. Le temps de faire réchauffer et nous voilà devant une large platée de quoi se remplir le bide en attendant qu’advienne ce qui doit advenir – on sait jamais trop bien au juste : moi, je prévois rarement, je préfère improviser. Karine farfouille dans la collection de vinyles : je peux ? dit-elle en brandissant Substance de New Order. La basse de Peter Hook me frétille dans les mollets, comme d’habitude. On ouvre un peu de vin, du bon probablement, moi j’y connais rien, qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. Des vibrations agitent sournoisement toutes les extrémités de mon corps : on cause, on cause, on philosophe, on dégoise un peu, untel en prend pour son grade, mais une partie de moi se balade déjà dehors, remonte la grand rue, atterrit sur la place de la cathédrale et fait le tour des terrasses et croise des tas de gens, des filles peut-être, sûrement, mon esprit s’absente, tandis qu’ils parlent, et devient le théâtre d’une série de micro-explosions de jouissance discrètes : c’est exactement l’état où je me sens bien, irrésistible et confiant, l’alcool et la musique me font oublier les cités désertes et me disposent à l’aventure. L’heure est déjà venue d’aller voir ailleurs.

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