Mon Frêre

MON FRÈRE . 7h00

Le casque sur les oreilles : Heaven knows I’m miserable now. Je gare la voiture n’importe comment, le plus près possible de l’immeuble. Fait pas chaud ce matin, se sent obligée d’entonner Madame Sylvette entre les deux dents qui lui restent au milieu de la bouche. B’jour M’dame Sylvette ! Je suis pressé, j’dois aller bosser ! Une voisine comme on en rêve, tolérante, compréhensive, que l’irruption certains soirs dans le hall de l’immeuble d’une vingtaine de zigues aux cheveux rouges et violets n’effraie pas. Une lumière grisâtre pénètre par les fenêtres ouvertes et déprime le salon. Fermer les fenêtres à cause de la pluie. Petit-Déjeuner : pain sec et deux noix de beurre, un peu de confiture, un immense café à réchauffer. Tout en me déshabillant, bazardant le déguisement du soir pour me vêtir d’un autre, celui du travail, la douche on verra cet après midi, transvaser du sac à dos vers le cartable : de quoi écrire, Plotin, du tabac, le walkman, la K7 des Smiths, les papiers de la voiture, etc. Boire le café debout. Faut pas s’asseoir à cause du engelures mentales ! Toujours se maintenir en mouvement ! Tiens ? Le sac du frangin posé sur le canapé. Ptêt qu’il l’a oublié hier soir ? La porte de sa chambre est close, on n’entend pas un bruit venant de là. J’appuie délicatement sur le loquet : dans la pénombre, il respire doucement, allongé sur le ventre à même la couverture rêche, cette couverture qu’il aime tant, le visage enfoui dans l’oreiller, il respire amplement, il respire comme un enfant, je pense à lui, enfant, quand je l’observais tandis qu’il dormait, me demandant quels rêves l’animaient, j’étais moi-même un enfant, et le sommeil de mon frère m’impressionnait, mon frère me semblait à la fois paisible et fragile, je pressentais confusément qu’il était de mon devoir de veiller sur lui et sur son sommeil, et plus tard, il m’avoua qu’il avait peur de mourir en dormant, qu’il écoutait pendant de longues minutes les battements de son cœur résonner dans le matelas, qu’il les écoutait parce qu’il craignait que son cœur s’arrête de battre, il avait peur de bien des choses mon frère, peut-être a-t-il moins peur aujourd’hui, peut-être pas, peut-être qu’il a toujours aussi peur, peut-être que je devrais être là pour lui, pour le soutenir, ça je n’ai pas su le faire, je n’ai pas su être là pour lui donner des règles, un cadre, j’étais bien trop occupé à me soutenir moi-même, à me sortir d’affaire, à m’inventer une personnalité, j’ai négligé de soutenir mon frère, de m’intéresser à la personnalité de mon frère, je n’ai pas vu à quel point il souffrait, que le désordre et le chaos qu’il s’employait à disséminer autour de lui pouvaient signifier un appel à l’aide, j’étais trop occupé à domestiquer ma propre disposition au chaos, à apprivoiser mes désordres intérieurs, nous avons été lancés dans l’existence sans filets, condamnés à chercher par nous-même des objets susceptibles de résister à l’anéantissement, nous préparant à la fin des temps, foncièrement incapables d’adhérer au monde des adultes, trop vite incrédules, trop précocement en proie au doute, trop incroyants. Il bouge délicatement sur le côté gauche, ses boucles blondes glissant sur le rebord des draps. Je l’entends respirer.

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