Mémoire sur le Mémoire de W. R. Bion

La Réunion Hebdomadaire de la Société

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE – Nous voilà de nouveau ensemble. Nous parlerons ce soir de ce livre de Bion qui vient d’être traduit.

LE MAUVAIS ESPRIT – Réunis pour une nouvel exercice d’admiration j’imagine.

PUBLIC EN ATTENTE DE COMPRÉHENSION – En parler ? De quoi ?

DU FOND DE LA SALLE – Personne ne l’a lu de toutes façons.

LE DOIGT LEVÉ – Qu’en savez-vous ?

LE SOURCIL FRONCÉ – Ça commence mal

ROSEMARY – Je m’ennuie déjà

DU FOND DE LA SALLE – Vous avez déjà pollué tout le livre de Bion avec votre ennui, vous n’espérez tout de même pas polluer aussi notre compte-rendu de lecture.

LE SOURCIL FRONCÉ – Parce qu’il s’agit d’un compte rendu maintenant ?!

LE DOIGT LEVÉ – Pensez-vous vraiment que Bion devienne dans le futur un auteur à la mode ? Comme Winnicott ?

LE MYSTIQUE – Non, je crois qu’il est un auteur pour le futur, un futur qui n’adviendra peut-être jamais.

PORTE PAROLE DE L’HUMANITÉ ANALYSANTE – Et pourquoi si, comme vous le dîtes, il vaut largement qu’on s’y intéresse, qu’il vaut bien Lacan, alors pourquoi deviendrait-il à la mode seulement aujourd’hui ?

VS – Peut-être parce que contrairement ou différemment de Lacan, il se méfiait intensément de tout ce qui ressemblait à un groupe, à une société, une institution ?

L’AUTORITÉ PSYCHANALYTIQUE – Là on vous voit venir avec votre sempiternel parti-pris anti-institutionnel. C’est vous qui projetez sur Bion des sentiments d’hostilité et d’incompréhension vis-à-vis du groupe

VS – Et réciproquement.

LE SOURCIL FRONCÉ – On n’est pas là pour psychanalyser Bion

LE MAUVAIS ESPRIT – pas plus le livre de Bion… d’un autre côté il y a des gens qui aiment psychanalyser des livres

LE DOIGT LEVÉ – à commencer par Freud

VS – Ou bien psychanalyser des auteurs à travers leur œuvre, en l’absence de l’auteur donc : une forme de psychanalyse sauvage en somme. Peut-être parce que nous nous sentons plus en sécurité avec ce pavé de 500 pages, qu’avec un patient pesant ses livres de chair et d’os. Le livre est maniable, accessible aux sens, ne répond pas, on peut ranger le soir dans sa bibliothèque, ou bien le jeter dans le vide-ordures. Le patient réel, lui, fait de chair et d’os et d’autres choses pour l’appréhension desquelles nos sens sont fort mal adaptés, désespérément plus commun, plus anonyme, plus décevant, et moins noble qu’un objet adoubé par le ministère de la culture psychanalytique.

LES PERSONNAGES DE BION – « Nous » par exemple.

DU FOND DE LA SALLE – J’ai cru entendre des guillemets dans le brouhaha.

L’AUTORITÉ PSYCHANALYTIQUE – À vous entendre, hors ce fameux cabinet, il n’y aurait de psychanalyse que sauvage. Encore une de vos sempiternelles rengaines. Vous voyez où ça mène ? Non ? Vous ne voyez pas ?

PUBLIC EN ATTENTE DE COMPRÉHENSION – L’AP a raison : on aimerait apprendre quelque chose du livre de Bion, qu’on nous fournisse des clés, qu’on avance des preuves, qu’on établisse des résumés, qu’on fabrique des institutions…

VS (chuchotant) – ..que quelqu’un vous épargne la peine de le lire.

(à voix haute) Il y a déjà des clés, des dictionnaires, des résumés : achetez les, lisez les !

ROSEMARY – J’ai une chose à dire !

(Brouhaha dans l’assistance : qui c’est celle là ? pas une habituée en tous cas. Que fait-elle ici ? On dirait une putain. Sûrement pas une psychanalyste ! Une patiente égarée probablement ? Elle porte une jolie jupe en tous cas. Du genre pas impressionnable en tous cas.)

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE (soupirant) – Je suppose que vous avez le droit de dire une chose.

ROSEMARY – Je n’ai pas lu le livre, et je suis loin d’être aussi savante que vous tous, mais j’ai sans doute un avantage sur chacun d’entre vous, malgré mes origines plébéiennes, mon caractère rude et trempé, et cet avantage me vient de ce que j’ai été rêvée par Bion lui-même, et, mieux encore, ma chère Alice en témoignera elle aussi, que j’ai rêvé dans le rêve de Bion, ce dont je ne crois pas que quiconque puisse se vanter ici, ce qui m’amène à dire la chose que je voulais dire : votre réunion est vouée à l’échec de toutes façons.

(Murmures qui parcourt la salle, comme il se doit, scandalisée)

ALICE (minaudante, rougissante, d’avoir été nommée) – C’est moi Alice.

(Re-Brouhaha : Et celle là ! Ça ne lui suffit pas d’être née dans le rêve de Lewis Caroll, il faut depuis qu’elle s’invite dans les rêves des autres. Pour qui se prend-elle au juste ? Pour un archétype culturel ? Un mythe ? Remarquez : sa robe est peut-être moins affriolante mais elle est plutôt jolie, quoique plutôt BCBG)

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE – Peut-être pourrions-nous convenir dès maintenant de ne pas nous laisser envahir et impressionner par des êtres de fiction ?

VS – Sauf qu’à ce titre, nous n’aurions plus qu’à disparaître à notre tour.

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE – Ha ! Monsieur le Chroniqueur Littéraire veut en placer une ! Nous sommes tout ouïe.

LE CHRONIQUEUR LITTÉRAIRE – Les cinquante premières pages, on se demande où il en veut en venir. Une sorte d’étude sociale d’une micro-société en temps de guerre, avec dans les rôles principaux si j’ai bien suivi : la bourgeoisie, les domestiques, les paysans, les soldats, et puis, ça se complique, on ne comprend plus qui occupe telle ou telle place, qui couche avec qui, qui domine qui, qui obéit et qui commande, qui se prélasse et qui travaille, qui pense et qui agit, les personnages se croisent sans aucune raison narrative valable, et par la suite, se mettent à discuter inlassablement de sujets complètement oiseux, la religion, la psychanalyse, la guerre, tout ce qui passe par la tête de l’auteur, ça prend des allures de théâtre philosophique, ponctué de quelques obscénités, avec d’interminables tirades et des déclarations intempestives, ça saute du coq à l’âne en permanence, les personnages ne tiennent pas en place, et si thèse philosophique il y a, on serait bien en peine de la discerner, encore moins de l’énoncer.

PARTHÉNOPE – Oui, c’est un roman exécrable, dans la mesure où ce n’est absolument pas un roman, du moins au sens classique du terme.

PUBLIC EN ATTENTE DE COMPRÉHENSION – Je m’ennuie : personne n’aurait envie de livrer une petite vignette clinique de derrière les fagots, un truc qui émeuve un peu, bien sordide, un truc sexuel de préférence, ou suffisamment terrifiant pour nous apporter la preuve indiscutable de l’existence des faits psychanalytiques ? Ça détendrait un peu l’atmosphère.

(Silence accablant et accablé, soupirs, murmures, regards en attente de confirmation, regards en coin, œil suspicieux, le Maître de cérémonie consulte son téléphone portable, Rosemary et Alice sourient d’un air entendu et si on les observe attentivement, il est probable que leurs mains s’effleurent, Robin se penche à la fenêtre pour lieux entendre les bruits du dehors. Dans la rue, un spectre passe accompagné d’un physicien et d’un prêtre. Des grondements montent du quartier voisin.)

LE MAUVAIS ESPRIT – Je suis sidéré que ce type là ait pu présidé une association

VS – Surtout qu’à l’époque il commençait à écrire Transformations et Second Thoughts, qui déjà ne ressemblaient plus du tout à la littérature psychanalytique habituelle, et qui n’illustraient en rien l’esprit de consensus qu’on pourrait attendre d’un président d’association.

LE MAUVAIS ESPRIT – Il s’est quand même barré à Los Angeles – où ses collègues le regardait, dit-il, comme une bête curieuse.

VS – Si j’en avais les moyens, je partirais bien aussi : ouvrir un cabinet de psychanalyste au Groenland ou aux Îles Kerguelen, pour les explorateurs, les inuits et les ours polaires.

LE SOURCIL FRONCÉ – Je trouve curieux qu’un praticien aussi prévenu de la manière dont les attentes du groupe sont susceptibles de perturber le travail analytique ait pu travailler aussi longtemps au sein d’institutions, un centre de Réhabilitation Militaire ou la Tavistock Clinique par exemple.

LE MAUVAIS ESPRIT – Perturber le travail analytique… vous maniez l’euphémisme.

VS – Ce qui me semble tout à fait étrange, c’est que la question de la possibilité de la psychanalyse en institution ne pose plus aucun problème aujourd’hui, même quand l’intervention du psychanalyste se déroule dans une atmosphère saturée d’attentes thérapeutiques, ré-éducatives, hygiénistes, policières, sur fond de conflits théoriques et émotionnels ultra-violents, et j’en passe.

LE PSYCHANALYSTE EN INSTITUTION – Ça vous aura peut-être échappé, mais qui est en première ligne en ce moment pour défendre la psychanalyse, sinon les psychiatres ?

VS – C’est bien le problème. Les raisons actuelles de la difficulté de la pratique de la psychanalyse en institution, occultent la question plus fondamentale : comment la psychanalyse est-elle possible en institution ?

LE DOIGT LEVÉ – Pourrions-nous revenir au livre s’il vous plaît ?

AUTRE DOIGT LEVÉ – C’est une sorte de pamphlet j’imagine, bien que j’ai du mal à identifier les ennemis qu’il combat.

LE SOURCIL FRONCÉ – L’arrogance comme toujours.

LE MAUVAIS ESPRIT – Un ton grand Seigneur adopté naguère en psychanalyse

AUTRE DOIGT LEVÉ – Mais aussi un exercice casse-gueule d’autodérision

AUTRE DOIGT LEVÉ – ou une mise à l’épreuve de ses propres pensées plongées dans l’implacable élément du rêve

AUTRE DOIGT LEVÉ – Une parodie de son propre style, de ses obsessions

AUTRE DOIGT LEVÉ – Les mathématiques, la science, pour ne pas dire la science fiction, ses poètes fétiches

VS – Cela me rassure dans un sens qu’il puisse se trouver lui-même ennuyeux, jargonnant, spécieux, c’est un sentiment que j’éprouve souvent à me lire et à m’écouter parler

AUTRE DOIGT LEVÉ – Croyez-vous vraiment qu’il aurait pris la peine d’écrire cinq cent pages juste pour caricaturer ses propres manies verbales ?

AUTRE DOIGT LEVÉ – Une attaque résolue contre le jargon et sa propre propension à jargonner

AUTRE DOIGT LEVÉ – À moins qu’il ne prévienne par là ses successeurs de jargonner à leur tour à coup de Ps <-> D, de , d’alpha beta et tout le toutim

AUTRE DOIGT LEVÉ – Entreprise vouée à l’échec à mon avis

LE DOIGT LEVÉ – Parthénope Bion écrit dans la postface…

LE MAUVAIS ESPRIT – Heureusement que les postfaces existent, et les préfaces aussi, cela évite la peine de lire le livre dans son entièreté et permet malgré tout d’en dire un mot

AUTRE DOIGT LEVÉ – Elle parle d’une expérience

LE MAUVAIS ESPRIT – La belle affaire !

VS – Une expérience de lecture, ou de lecteur.

AUTRE DOIGT LEVÉ – ?

VS – Quelque chose qui consisterait à s’exercer à supporter la position schizo-paranoïde plus longtemps qu’on a coutume de le faire. C’est pourquoi je maintiens que ça peut aider d’être familier des livres de Joyce, Lowry, Faulkner, Gadda, Arno Schmidt, W.T. Vollmann, Pynchon, W. Gaddis, B.S. Jonhson…

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE (définitivement-exaspéré) – Par pitié ! Épargnez-nous avec votre grande idée personnelle de la littérature !

LE DOIGT LEVÉ – Faudrait pas le lire comme un roman, ni comme un essai !

LE MAUVAIS ESPRIT – Ça on a saisi, merci !

LE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE – Il finit par admettre que ses citations de Kant, sa chose-en-soi, l’intuition sans concept et le concept sans intuition, ça n’est pas quand même pas très fidèle à l’original.

LE SOURCIL FRONCÉ – Oui, très intéressant. Et alors ? C’est une preuve de quoi ?

ROSEMARY – On s’en fiche de la fidélité à Kant ou à Heisenberg ou à Joyce ou à qui que ce soit.

L’HISTORIEN – Il évoque en passant son année d’étude à Poitiers, en « Art », dit-il.

VS – J’ai fait une partie de mes études à Poitiers, mais quelques décennies plus tard probablement. Je me souviens de la petite bibliothèque d’histoire de l’art, logée tout en haut de l’ancien pigeonnier de l’Hôtel Fumé, rue Descartes, et Dieu sait combien d’heures j’ai passé là haut à écrire, écrire de la poésie, plutôt que d’aller en cours. je me souviens encore précisément de l’odeur du bois, du tabac, des livres, de la couleur du parquet, de la vue qu’on avait par la fenêtre, les filles qui passaient…

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE (ne se tenant plus, cherchant un bâton ou quelque chose de contondant ou bien le marteau d’un juge) – Vous essayez de saborder cette réunion ou quoi ?

HISTORIEN II – De très belles pages sur son expérience traumatique de la guerre aussi. Conférer livre Trois chapitre cinq pages…

LE SOURCIL FRONCÉ – Et après ? Considéreriez-vous sérieusement qu’il s’agit d’une autobiographie ?

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE (brandissant un pénis tranchant imaginaire) – D’autres suggestions peut-être ?

LE DOIGT LEVÉ – À lire dans la disposition de qui s’apprête à vivre une expérience singulière.

AUTRE DOIGT LEVÉ – Comme par exemple une séance d’analyse.

AUTRE DOIGT LEVÉ – Ou une séance de psychodrame.

ROBIN – Je déteste le psychodrame. J’ai assisté à une séance un jour, j’ai trouvé ça ridicule et risible. La psychothérapeute chuchotait à l’oreille d’une pauvre patiente : « N’entends-tu pas que ta mère te hait ? » devant un parterre de spectateurs avides d’émotions fraîches et de cruauté brute, prêts à en rajouter une couche le cas échéant.

LE DOIGT LEVÉ – C’est un texte expérimental alors ?

AUTRE DOIGT LEVÉ – Peut-être chacun de nous, ce « nous », demeurant bien hypothétique, devrait se contenter de tirer le fil qui lui convient, en vertu de ses propres désirs et capacités, et l’augmenter, le disjoindre, le réduire, comme ses propres associations d’idées l’y conduiront.

(Silence groupal, donc peuplé du bruit que chacun produit en farfouillant dans le livre pour y discerner un bout de fil, le tirer, le tirer de là, le tirer à soi. Dehors gronde quelque chose comme un bruit de foule, avec des explosions.)

VS – Vous voyez, on est en train de causer là. Mais tout ce qu’on fait c’est d’essayer de ramener ce foutu machin bizarre dans les limites du monde connu, du tout petit monde pathétiquement familier dans lequel nous avons coutume de penser quand ça nous prend de le faire, afin d’être à même de tenir l’ouvrage entre nos mains, bien sagement, bien raisonnablement, avec son début et sa fin, ses chapitres et ses parties, en essayons de nous convaincre que derrière tout cela il y a l’intention claire et la maîtrise d’un auteur raisonnable et intelligent, auquel on puisse sans anxiété confier les rênes de la pensée. Bref, nous nous employons pathétiquement à faire ce que Bion prévoyait avec horreur que nous ne manquerions pas de faire.

L’AUTORITÉ PSYCHANALYTIQUE – Je vous avais prévenu qu’il valait mieux vous abstenir d’intégrer un groupe psychanalytique. Si vous êtes incapable d’accepter, même à titre provisoire les règles du jeu, vous ne pouvez qu’occuper une position intolérable pour vous comme pour les autres. À la limite si vous étiez capable de vous contenter d’être légèrement ironique. Mais non, on sent bien que vous luttez contre l’envie de les envoyer tous paître. Et je ne vois pas pourquoi j’aurais à recevoir des leçons d’un jeune impatient et prétentieux qui n’a pas jugé bon de passer par les fourches caudines de nos instituts de formation !

PORTE PAROLE DE L’HUMANITÉ ANALYSANTE – Si je puis me permettre, je dirais : « borderlinenoncastréàtendanceparanoïdejouissanceillimitéeomnipotenceforclusiondundp »

MAÎTRE DE CÉRÉMONIE – J’ai toujours pensé que ça finirait par une décompensation psychotique, qu’il ne tiendrait pas la distance.

LE DOIGT LEVÉ – Alors que.. peut-être était-il complètement cinglé ?

AUTRE DOIGT LEVÉ – Qui « il » ?

PARTHÉNOPE – Pas complètement non. Une folie contrôlée, observée, canalisée, explorée et exploitée par la grâce de l’écriture. Une démence dont il était familier, « une démence heureuse, une désintégration relativiste ».

LE DOIGT LEVÉ – Comme une séance de psychanalyse alors ?

AUTRE DOIGT LEVÉ – Mais quelle séance ?

LE DOIGT LEVÉ – Le paradis sur terre.

LE MYSTIQUE – La séance qui n’existe pas, qui n’a pas existé, qui n’existe pas encore, une matrice possible d’infiniment de séances à venir

AUTRE DOIGT LEVÉ – Alors c’est peut-être tout bonnement un livre psychanalytique ?

VS – Si ça peut vous rassurer, appelez-le ainsi. Et si vous entendez par là que ce n’est pas un livre au sujet de ou qui parle de psychanalyse, je vous le concède. Pour ma part je considère que c’est peut-être un des rares livres psychanalytiques écrits par un psychanalyste. Je passe sous silence les livres psychanalytiques écrits par les patients.

LE DOIGT LEVÉ – Schreber par exemple ?

VS – Pourquoi pas Schreber oui.

LE PSYCHANALYSTE EN INSTITUTION – À mon sens si je puis me permettre, un ultime livre sur les petits groupes : sauf que ce serait là un petit groupe interne.

VS – C’est tout à fait ce que nous sommes en train de vivre maintenant notez-le au passage. La question demeure, de quel groupe s’agit-il ? Et qu’est-ce qui justifie de rendre public nos communications verbales ?

LE MAUVAIS ESPRIT – « Nos » (si vous voulez) désastreuses tentatives de communication verbales.

DU FOND DE LA SALLE – Je m’ennuie. Je n’arrive pas à m’intéresser à tout cela, et plus la réunion avance moins j’ai envie de lire ce livre. Je préférerais sortir d’ici, faire du sport, ou bien faire l’amour. D’ailleurs, je crois que je vais me lever et filer discrètement par la porte ouverte juste sur ma gauche.

LE DESÉSPÉRÉ – Je suis désespéré. Je crois que le destin de ce livre le voue au désastre, à l’incompréhension. Que la culture en fera son beurre comme à l’habitude, qu’on écrira des thèses et des mémoires, qu’on édifiera encore de ces monuments aux morts, et qu’on rédigera des hommages.

LE MAUVAIS ESPRIT – Un Mémoire sur un Mémoire qui fait la nique à tous les Mémoires : il avait prévu le coup !

VS – Vous êtes désespéré parce que vous ne supportez pas la solitude nourrie par ce sentiment d’être le seul à penser ce que vous pensez.

LE DESÉSPÉRÉ – Je suis accablé par la trahison, le malentendu, ce qui adviendra quand le groupe s’emparera de..

VS – Vous êtes désespéré parce qu’il vous est insupportable d’abandonner l’idée d’un groupe uni dans la foi et vénérant une acception partagée de la vérité.

LE MAUVAIS ESPRIT – Uni dans l’apologétique (la mémoire), les génuflexions (le désir) et les stéréotypes (la compréhension).

VS – Un livre sans mémoire ni désir ni compréhension en somme.

(Tout le monde s’est tu. Un chat passe devant l’estrade sur laquelle plus personne n’est assis, le maître de cérémonie ayant filé pour un rendez-vous urgent. Une conversation perce le silence et flotte au dessus des participants devenus rares à la réunion, une conversation lointaine, et en même temps presque familière :

« ALICE – Quelqu’un doit agir. Je vais sonner Rosemary pour qu’elle apporte le café.

ROLAND – Les pensées sont parfois des préludes aux actions et traduites ensuite en action.

ROBIN – Dieu merci nous n’allons pas boire du café imaginaire, ou un souvenir de café, ou un désir de café, comme si nous étions condamnés à vivre de pensées qui sont un substitut de l’action. Mais peut-être qu’après le café nous pourrons discuter plus avant. »

Une insistante odeur de café s’insinue alors entre les mots.)

L’ENSEIGNANT – La tentation serait grande d’essayer de recoller quand même les morceaux, mais personne n’a l’air de vouloir se lancer dans cette entreprise.

LE SOURCIL FRONCÉ – « Fournir un mode d’emploi » vous voulez, je suppose, dire ?

LE DOIGT LEVÉ (qui ne lève plus le doigt depuis longtemps) – Je me sens moi aussi soudain si triste et si déprimé.

VS – Le groupe est déprimé aussi : d’ailleurs, beaucoup ont quitté la salle, ont préféré passer à l’action et oublier.

L’AUTORITÉ PSYCHANALYTIQUE – Je préfère aller dès maintenant à ma séance de 19h00, quitte à attendre là bas.

AUTRE DOIGT LEVÉ – J’aimerais faire de même, mais je n’ai pour ainsi dire plus de patients : ils sont tous ruinés ou se sont enfuis chez la concurrence.

VS – Peut-être devrions nous lever la séance dès maintenant.

ROBIN – Le maître dé cérémonie n’est plus ici de toutes façons et il apparaît clairement qu’il s’est avéré incapable d’assumer son rôle. Nous étions en quelque sorte livrés à nous mêmes.

LE MAUVAIS ESPRIT – Ça n’a pas précisément été une réussite.

(Dehors, les manifestants passent, hurlent, crient à la fenêtre de la salle du séminaire : ils semblent inviter les derniers présents à sortir, à les rejoindre, il y en a un qui crie : ne voyez-vous pas que se prépare une nouvelle guerre ? Un autre : ne voyez-vous pas que je brûle ? Un autre encore : à mort la psychanalyse bourgeoise réactionnaire conservatrice ! Et d’autres encore.)

PORTE PAROLE DE L’HUMANITÉ ANALYSANTE – Qui sont ces gens ? Les nôtres ? L’humanité analysante ?

VS – J’en doute fort. Au contraire.

PORTE PAROLE DE L’HUMANITÉ ANALYSANTE – Nos ennemis alors ? Les Thérapeutes Cognitivo-Comportementaux ? Les Neuropsychiatres ? Les Psychopharmacologues ? Les disciples du livre noir de Michel Onfray ?

VS – Non plus. Tous ceux là sont en plein séminaire. Comme nous ils s’apprêtent à regagner leurs villas lumineuses et leurs fauteuils confortables. Onfray rédige son nouveau livre sur Lacan, les psychopharmacologues achèvent l’invention d’une puce qui, insérée dans chaque cerveau, permettra d’auto-réguler nos émotions, les neuropsychiatres se sont convertis à la peinture non-figurative, et les comportementalistes s’évertuent à apprendre les rudiments de l’économie de marché à leurs chiens. Tout le monde est bien occupé vous voyez.

PORTE PAROLE DE L’HUMANITÉ ANALYSANTE – Vous partez aussi ? Dans quelle direction ?

VS – Je m’en retourne chez moi, c’est assez loin d’ici, et la neige est déjà tombée sur les hauteurs, les forêts sur les collines sont gelées, on a descendu les vaches de l’estive, j’ai hâte d’y retourner, vraiment.

PORTE PAROLE DE L’HUMANITÉ ANALYSANTE (discrètement) – Bon débarras !

ALICE et ROSEMARY (à l’unisson) – Quant à nous ! – Nous descendons. Parmi et avec la foule. Merci pour tout ! Viens donc Robin.

ROBIN – Je vous suis.

DU FOND DE LA SALLE – Dépêchons-nous, le défilé aura bientôt passé le coin de la rue, et on devra se coltiner les CRS en fin de cortège. Faut se presser si on veut rentrer chez nous sans dommage.

(Tous quittent la petite salle saturée de chaises. Sur l’estrade, sur les chaises, contre les murs, il n’y a bientôt plus personne. Quelqu’un a oublié un livre posé à même le sol sur le carrelage, un livre épais, on a éteint la lumière de l’extérieur, et désormais le livre est absolument seul et peut s’adonner paisiblement au sommeil et aux rêves.)

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