Manuel de survie à l’usage des plus fortunés en vue des temps de la fin

Manuel de survie à l’usage des plus fortunés en vue des temps de la fin

par Dana Hilliot,

écrivain, conseiller spécial, expert

Chers amis,

Le monde tel que nous l’avons connu va subir des bouleversements tels que nul n’en a jusqu’à présent fait l’expérience. Le dérèglement climatique, la raréfaction des ressources, l’explosion démographique, l’insatisfaction croissante des masses, que nous avions jusqu’à présent réussi à contenir, semblent augurer la venue de jours bien sombres.

Toutefois, je voudrais vous montrer aujourd’hui qu’il n’en est rien, bien au contraire, pour peu que nous sachions dès à présent modifier nos manières d’être au monde, infléchir astucieusement nos investissements et nous adapter avec pragmatisme aux changements drastiques qui s’annoncent. Nous avons toujours eu un coup d’avance, et ce qui nous distingue, cette prévoyance, ce génie dans les affaires, ce flair qui toujours nous fait sentir les opportunités avant tous les autres, nous sortira d’affaire encore une fois.

L’heure n’est pas au désespoir, bien au contraire, il est aux préparatifs de l’avènement d’un nouveau monde, assurément meilleur sur une planète saine et de nouveau habitable. Et dans ce but, laissez moi vous présenter quelques orientations salutaires pour garantir ce futur radieux.

1. Faire un peu de géographie

Les oiseaux de mauvais augure ne manquent pas qui décrivent une planète rendue inhabitable dans les siècles à venir, voire beaucoup plus tôt. Certes, il en ira ainsi pour la plus grande partie de l’humanité, et on ne saurait donner tort sur ce point aux scientifiques et à ceux qui les écoutent. Mais tel n’est pas notre point de vue. En effet, ce qu’on oublie souvent de signaler, mais que nous savons nous depuis longtemps, c’est que toute la planète ne deviendra pas inhabitable d’un coup d’un seul et du jour au lendemain : les effets indésirables du dérèglement climatique affecteront certains endroits du globe avant les autres, et l’examen succinct d’une carte de géographie, aussi bien physique que politique, permet d’identifier sans risque d’erreur les quelques endroits du monde où il fera encore bon vivre, même quand partout ailleurs s’abattront des chaleurs irrespirables, des tornades gigantesques et que déferleront des tsunamis cataclysmiques. Entourez-vous dès à présent d’une petite tribu d’experts, climatologues, météorologues, océanologues, naturalistes, biologistes, futurologues (vous avez mon adresse !) et faîtes les travailler sur ces endroits dans lesquels il fera bon vivre dans l’avenir. Certains d’entre vous, je le sais, ont déjà pris les devants et fait l’acquisition d’une vaste villa sécurisée,  entourée d’un vaste domaine de forêts épaisses et de prairies verdoyantes, en Nouvelle-Zélande ou en Norvège. Je ne saurais trop faire l’éloge de la pertinence de ces choix : nous avons là des contrées au peuplement modeste, dont le revenu par habitant demeure élevé, dotés de gouvernements modérés et qui se préoccupent de la qualité de la vie, protégeant leur environnement sans pour autant sacrifier leur économie. De véritables paradis. Qui plus est, difficiles d’accès : situés à l’extrême nord ou à l’extrême sud des mondes habités, séparés des continents par les mers et les océans, ou, dans le cas de la Norvège, partageant des frontières avec d’autres nations pas moins accueillantes, ces havres de paix, où nous pourrons, quand le moment sera venu, nous réfugier pour observer la fin du monde sans en éprouver les effets, n’apparaîtront pas de sitôt dans la liste des destinations des migrants climatiques qui ne manqueront pas de se déplacer – et du reste, qui ont déjà commencé à le faire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ma seconde directive porte sur les moyens de freiner, voire d’empêcher, ce déferlement des masses insatisfaites jusqu’à nos futurs refuges.

2. Gérer les flux migratoires climatiques

Il faut s’y attendre : demain pas moins qu’hier et qu’aujourd’hui, les masses n’attendront pas de crever sur un territoire devenu désormais inhabitable. Elles iront voir ailleurs, car l’espoir d’une vie meilleure et le sens de la survie sont ancrés dans le cœur et le ventre des hommes, dans les leurs comme dans les nôtres. On voit déjà par exemple l’Afrique migrer vers les rivages du nord de la Méditerranée, et viendra le temps où les Européens de l’ouest eux-mêmes, devenus migrants à leur tour, tout aussi misérables, tenteront de rejoindre les côtes de la Scandinavie. Notre devoir, afin d’assurer notre avenir et celui de nos générations futures, est de les ralentir, de rendre leur migration difficile. Ce pourquoi, et toute affaire cessante, nous aurions tout intérêt à limiter de manière drastique nos investissements dans les moyens de transports publics : car les migrants, nous le savons, parasitent dès qu’ils le peuvent et sans aucun scrupule le réseau des transports. Avec ruse, ils tentent de se glisser dans les avions, les trains et les navires. Je vous le dis avec la plus grande franchise, au risque de heurter le sens moral qui subsiste chez certains d’entre vous, et qui, vous le savez, n’offre jamais de bons conseils à l’heure de mener ses affaires, il faut de préférence qu’ils aillent à pied, ou à la nage. J’en vois qui sourient en imaginant des hordes de nageurs s’élançant dans les eaux glaciales depuis je ne sais où vers la Nouvelle-Zélande. Ne souriez pas ! Ne sous-estimez pas l’instinct de survie de ces gens-là : ils nous ressemblent de ce point de vue, et c’est pourquoi d’ailleurs j’appelle solennellement tous ceux qui parmi nous exercent une responsabilité politique à ne pas relâcher leurs efforts dans la lutte contre l’immigration aux frontières des pays qu’ils gouvernent. Bénéfice supplémentaire, j’ose à peine le dire, c’est que plus les conditions migratoires sont pénibles, plus la régulation démographique s’avérera efficace : ne nous voilons pas la face – et j’aurais sans doute dû commencer par ce point –, si la planète se porte aussi mal, c’est, comme le disaient quelques écologistes visionnaires au siècle dernier, parce que ceux qui la peuplent sans trop nombreux. C’est la raison pour laquelle, et bien que ça puisse paraître contre-intuitif à certains d’entre vous, un chaos discrètement régulé sert nos intérêts. Imaginez ces masses de migrants confrontées à toutes les frontières à des populations autochtones forcément hostiles, imaginez les conflits sanglants qui ne manqueront pas de se produire, entraînant avec eux leur cortège de maux, les épidémies, les pénuries alimentaires, le manque d’eau, la guerre pour le contrôle des ressources vitales, l’effondrement un à un des États, des hordes de soldats livrées à elle-même, des insurrections sauvages, qui ne voit pas qu’alors, la question démographique qui nous préoccupe aujourd’hui trouverait en quelque sorte son règlement naturel ? Et n’en-a-t-il pas toujours été ainsi ?

Le calcul est simple : la fin du monde n’est pas pour demain, ni pour après-demain, et ce temps qui reste représente un avantage stratégique dont nous devons faire un usage patient. Il nous faut anticiper et gagner du temps. Car, après tout, ce que les modèles ne conçoivent pas, portés qu’ils sont par un humanisme d’une autre époque, c’est la diminution drastique prévisible de la population, qui fait que dans un siècle, si ça se trouve, la planète sera redevenue un petit paradis pour les survivants, au rang desquels nous devons nous compter.

3. Réorienter nos investissements

Je l’ai déjà dit en introduction, mais il n’est pas encore temps de cesser de faire ce en quoi nous excellons : du business. Mais il faut le ré-orienter. Modifier nos logiciels. Il est temps d’adopter de nouvelles priorités en vue d’assurer notre autonomie future, car viendra un temps où nous ne pourrons plus compter sur les masses laborieuses pour nous enrichir, trop occupées à se livrer au saccage et à s’entre-tuer. Mais nous aurons toujours besoin de ressources. D’ores et déjà, nous devrions d’ailleurs songer à constituer des stocks pour le futur : des stocks de semences et de graines comme il en existe déjà, au Svalbard par exemple, une île au nord de la Norvège, mais aussi de carburants – Mad Max IV est amusant au cinéma, mais je n’aimerais pas vivre dans cet univers-là et vous non plus ! –, sans oublier les médicaments ! On n’y pense pas toujours, mais la santé, la notre en tous cas, c’est capital ! Et là je vais peut-être vous paraître cynique, mais il faut réorganiser le système de santé, et je m’adresse ici encore à ceux d’entre nous qui occupent une fonction politique, de manière à provoquer son effondrement et à favoriser une pénurie de médicaments. Je vous fais confiance pour procéder avec discrétion en arguant, comme vous le faites déjà avec talent, de la nécessité, ou des « équilibres budgétaires ». La tâche est déjà bien avancée, mais il faudra aller plus loin. Non seulement parce que la dégénérescence du système de santé augmentera la mortalité générale, mais également parce que nous devons détourner un stock suffisant de traitements pour notre usage futur. Je ne saurais trop vous conseiller également de vous entourer d’une équipe médicale de premier ordre, des médecins et des chirurgiens, et tout un laboratoire.D’ailleurs, maintenant que j’y pense, il serait sans doute temps de déplacer d’ores et déjà un peu plus au nord les chaînes de production de médicaments et les structures hospitalières high tech ! Investissez aussi toute affaire cessante dans les recherches liées au transhumanisme : à défaut d’améliorer le monde, nous pourrions déjà nous améliorer nous-mêmes, et je sais que certains d’entre vous suivent avec attention les travaux des chercheurs promettant de nous refaire un corps à neuf, et même d’optimiser notre patrimoine génétique.

Mais surtout, il va falloir nous pencher plus sérieusement que nous ne l’avons fait jusqu’ici sur la production de robots. Jusqu’à présent, nous avions réussi à maintenir la main d’œuvre dans un état de précarité suffisant pour assurer des coûts du travail ridiculement bas. Mais il s’avère aujourd’hui que le coût environnemental de l’entretien, certes minimal, de cette main d’œuvre devient beaucoup trop élevé pour la santé de Gaïa. Il faut que nous arrivions désormais à nous en passer, en développant sérieusement le recours à la robotisation. Les technologies sont prêtes, elles n’attendent que nos investissements. Évidemment, le chômage va exploser, ce qui, ajouté aux effets déjà listés du dérèglement climatique, accélérera l’avènement du chaos que nous appelons de nos vœux. Mais il nous faut assurer notre autonomie, comme le disent les disciples de Pierre Rahbi, qu’on suivra au moins sur ce point-là. Ne riez pas ! Je suis on ne peut plus sérieux ! C’est d’ailleurs l’objet de mon prochain conseil !

4. Devenir écologiste et assurer notre sécurité

Malgré les efforts des gouvernants d’ici et d’ailleurs pour phagocyter les discours écologiques, malgré les conférencesinternationales, les taxes carbones et autres mesures rhétoriques, il semble qu’une part importante de la population ne soit pas dupe et attende des actes plutôt que des symboles. Donner l’image d’un dirigeant conscient de la situation, avancer quelques mesurettes pour donner des gages de son engagement, tout en continuant de développer le business en toute discrétion, cette stratégie n’est pas mauvaise en soi, et ajoutée à la répression ferme des militants écologistes les mieux informés, a produit ses effets : les élections de Messieurs Trump et Bolsonaro, qui témoignent du scepticisme des habitants de ces contrées envers le dérèglement climatique, en sont des exemples patents. Mais l’opinion est changeante. Nous deviendrons évidemment impopulaires un jour ou l’autre,et il sera alors grand temps de mettre les voiles vers nos refuges reculés, mais en attendant, nous devons coûte que coûte conserver le pouvoir, devoir pénible je le reconnais, mais nécessaire. L’essentiel pour le moment du moins est de maintenir les populations dans un état de confusion au sujet de l’avenir. Quand tout incite rationnellement à désespérer, contre cette lucidité, saupoudrons nos discours de motifs d’espoir ! Les médias, qui sont notre propriété, sont là pour ça : balancer continuellement entre angoisse et espérance, vérités partielles et gros mensonges. Affichons notre préoccupation écologique, mais encourageons et soutenons discrètement tout ceux qui œuvre à diffuser le déni climatique, à minimiser les effets de la crise, à relativiser ce qui n’est après tout qu’un sale moment à passer (le dernier cela dit pour la plupart des gens).

L’essentiel est que tout un chacun se sente à la fois concerné, c’est-à-dire coupable, en même temps qu’impuissant, et donc obligé de s’en remettre à nous. Plonger les citoyens de nos territoires dans ces indénouables dilemmes, les amener à tergiverser, à douter de tout, et d’eux-mêmes en particulier, les laisser dans cet état de sidération qui atténuant leur souffrance leur ôte toute envie de rébellion, voilà l’objectif. Quant à l’espérance, si vous êtes en manque d’idées, il suffira de puiser dans ces innombrables groupuscules qui prétendent sauver la planète en cultivant des potirons. Ne riez pas ! Il y a du grain à moudre dans ces petits ruisseaux qui ne feront jamais de grandes rivières, mais qui à défaut font une diversion fort utile pour nous autres. Encourageons-les, tant qu’ils ne dépassent pas les bornes évidemment, récupérons leurs généreuses idées, leurs idéaux inoffensifs ! Soutenons autant qu’il est possible aussi bien ces illuminés avec leurs fleurs biologiques que ceux qui choisissent égoïstement de s’enfermer dans un bunker armés jusqu’aux dents. L’altruisme supposé des uns et l’égoïsme revendiqué des autres serviront notre cause, et tant que j’y suis, je ne saurais trop vous conseiller d’investir dans la construction de bunker ! Il y a là de l’argent facile à se faire, un marché d’avenir je vous l’assure ! La sécurité, plus que jamais, constitue un impératif. Nous devons prévoir aussi d’embaucher nos armées privées, nos milices, nos agents, car il faudra savoir se défendre malgré toutes nos précautions. Bref, pour prévenir un toujours possible accès de lucidité dans l’opinion, racontons tout et son contraire, évitons que l’unanimité s’installe, et, cerise sur la gâteau, on nous remerciera peut-être de favoriser la démocratie ! Puis, quand la situation aura atteint un niveau de détérioration qui rendra dangereuse notre position, il sera grand temps de partir vers d’autres horizons et laisser le peuple se débrouiller tout seul, puisque c’est ce qu’il réclame.

Un autre monde est possible

Oui mes amis, un autre monde est possible. Pour nous. Un monde de plaisirs, prospère et paisible, soulagé des causes de ses maux. Et, je vous l’affirme, un monde meilleur, issu du chaos et de la confusion. Nous avons du temps, et de l’argent, et c’est ce que nous savons faire, n’est-ce pas, manipuler le temps, le courber dans le sens de nos intérêts. Ne nous laissons donc pas bercer par le pessimisme ambiant : cette fin du monde, c’est l’opportunité dont aucun d’entre nous n’aurait osé rêver, c’est encore notre moment.

Dana Hilliot, 12 juillet 2019

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