Manière d’habiter le monde et d’organiser l’espace : les écoles au temps de la pandémie.

Durant le bref voyage (4 kms) jusqu’à la pharmacie de Saint-Dier ce matin (j’étais à vrai dire le seul client, le bourg de Saint-Dier compte environ 500 âmes), j’écoutais une programme d’information continue à la radio. Il était question des protocoles sanitaires qui devraient être mis en place dans les écoles à l’occasion de leur réouverture. Un document de 60 pages les décrit, détaillant les mesures à prendre pour organiser la vie quotidienne de ces petites ruches habituellement très affairées : 60 pages ! Un exemple superbe et rarement imaginé je crois, même par les plus délirants écrivains de science-fiction, de rationalisation absolue de la “vie” sociale.

Toute cette réglementation, qu’on soit clair, découle logiquement des objectifs visés au départ : limiter la propagation du virus et reprendre les activités scolaires (et faire en sorte que les parents retournent autant que possible au boulot). Tout cela s’entend. Tout cela est parfaitement rationnel dès lors qu’on s’accorde sur les principes qui guident cette rationalité.

Et c’est en même temps parfaitement délirant et parfaitement burlesque. Je songe ici aux analyses anciennes de Bergson dans le Rire, pour qui dans l’essence du comique : «il y a toujours un arrangement d’actes et d’événements qui nous donnent, insérés l’un dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique». On devine assez bien que, dans l’école ouverte à la fin du printemps, les personnes, adultes et enfants, condamnés à partager cette improbable expérience, seront au cœur d’une tension exacerbée entre les impératifs du mécanisme et les désirs et besoins du vivant. L’école ressemblera sans doute à un hôpital en crise – les entreprises aussi soit dit en passant. J’avais écrit au début de notre affaire, je ne sais plus où, que l’EPHAD tendrait à devenir le nouveau modèle de l’espace public – nous y sommes.

On illustre généralement les idées de Bergson avec des images extraites des films de Chaplin, notamment la fameuse séquence du travail à la chaîne dans Les Temps Modernes. Mais on disposera bientôt d’une autre hilarante illustration si l’on s’avise de filmer une journée de classe dans les écoles au temps du Covid-19. Hilarante et glaçante – un interlocuteur à la radio faisait remarquer tout à l’heure : l’ambiance risque d’être un peu “froide” tout de même.

L’idéal (dont personne ne rêve mais que la logique inhérente à la rationalité mécaniste tend à réaliser) c’est évidemment un monde où les enfants (et les enseignants, et le personnel de surveillance, de ménage et de cantine) seraient déjà des robots. À vrai dire, à défaut d’être déjà devenus des robots, et avant d’avoir été capable d’en fabriquer qui donnent l’illusion de la vie, nous seront devenus des cyborgs (l’hybridation est déjà bien avancée dans les centre-villes hyperconnectés ou les halls d’aéroport).

(Évidemment, une autre raison, tout aussi rationnelle, qui se défend aussi très bien, aurait conclu à la nécessité de garder les écoles fermées jusqu’à la fin de la pandémie. On comprend que peu de pays dans le monde aient fait le choix de repousser cette ré-ouverture. On vit en tous cas une époque passionnante !)

Deux remarques subsidiaires suite à des causeries ce midi : 1. La facilité avec laquelle nous imaginons ce genre de protocole pour les écoles s’explique parce que l’école est déjà un lieu de tension entre le mécanisme et le vivant – une entreprise de domestication comme l’ont dit et redit nombre de philosophes “libertaires” ou “critiques” dans les années 50-70. et
2. en raison de notre familiarité (plus ou moins consciente) avec ces espaces protocolaires : les lieux ne manquent pas dans la cité ou plutôt dans ses marges, bien qu’invisibilisés autant que faire se peut, où se déploient des rationalités mécanistes de cette sorte (où le vivant tend à être réduit à la machine, où s’affairent des cyborgs (Cf. Donna Haraway) : l’usine à viande, les chaînes de production, l’univers carcéral, l’univers hospitalier etc etc.. On valorise (enfin, on “valorisait” jusqu’à ces derniers mois) les espaces publics ouverts, propres à susciter la socialité et la créativité – mais c’est oublier que nombre d’espaces ne sont absolument pas libres, mais purement contraints.

Et j’en rajoute !!
Parce que c’est ainsi que les hommes vivent, qu’ils habitent de vastes cités ou des villages de huttes au bord des rivières Amazoniennes : ils organisent leurs espaces, les rendent habitables, les domestiquent (certes selon des méthodes forts différentes parfois). Il faut lire Tim Ingold et ses disciples à ce sujet (et l’étude de la manière dont les humains habitent le monde, dans une diversité fascinante, est passionnante). L’espace scolaire sous le régime de la pandémie ne fait que porter à l’excès, et presque à l’absurde, une ces manières, disons techno-rationnelle, d’habiter le monde. Le confinement, de manière générale, est un régime somme toute pas si différent de celui sous lequel se déploie nos grandes cités – et ma foi, c’est sans doute la raison pour laquelle il n’a pas produit, comme d’aucuns l’imaginaient, de grandes épidémies de folies. On s’y est fait parce qu’on y est déjà, de manière certes plus discrète et plus implicite.