Un récit parmi les dizaines rapportés dans le livre de Heonik Kwon, Ghosts of War in Vietnam. Cambridge University Press: Cambridge, 2008. Pour le comprendre, deux remarques : “long me” est une chanson populaire que chantaient les soldats pendant the “American War” comme on l’appelle là-bas (que les occidentaux appellent “la guerre du Vietnam). Et (petit rappel) l’armée de Saïgon est constitué de soldats fidèles au régime nationaliste allié des Américains, en lutte contre la rébellion de la guérilla communiste du nord. Un autre récit fait mention de la fascination exercée par les chansons chantées par les soldats noirs Américains engagés sur le front :
“Un musicien de Da Nang et ancien soldat sud-vietnamien ayant travaillé avec les forces américaines m’a dit qu’il était très impressionné par la profondeur du Deep South Blues qu’il entendait de la bouche de ses camarades américains. Selon lui, certains soldats talentueux avaient commencé à adapter les chansons mélancoliques ondulantes du blues et de la soul dans leurs rimes vietnamiennes.”
Voici donc ce très beau récit de chanson qui circule par delà les lignes ennemies (et je suis sûr qu’on trouverait des récits semblables sur les fronts de la première guerre mondiale en France et ailleurs) :
“Un ancien combattant de la guérilla m’a raconté les circonstances inhabituelles dans lesquelles il a entendu “Long me”. Au printemps 1967, cet homme vivait dans un tunnel solitaire près d’une base ennemie dans le périmètre élargi de Da Nang. Cette zone sablonneuse avait subi un défrichage massif par herbicide au cours des années précédentes. Dans ce terrain vague, le guérillero avait construit un abri souterrain près d’un cocotier solitaire. Ce cocotier recevait fréquemment des visiteurs en début de soirée. Trois soldats de Saïgon se réunissaient sous l’arbre, où ils partageaient une cigarette, du poisson séché, parlaient et chantaient à tour de rôle. L’un d’entre eux avait une voix exceptionnellement belle ; il chantait ”Long me” avec son accent du sud. Quand il chantait, les deux autres sanglotaient parfois. Les soldats parlaient de la destruction de leur village natal, de la mort de leur bien-aimé, et de leur sentiment constant de mal du pays. Parfois, ils fantasmaient et complotaient pour déserter. Lorsque ces jeunes soldats ont cessé de rendre visite à l’arbre, le guérillero a réalisé un jour à quel point il avait apprécié leurs chansons. Il a commencé à reproduire l’air dans sa tête dans sa résidence souterraine perpétuellement sombre. Après un certain temps, il a lui aussi succombé au mal du pays, dit-il. Il m’a dit que si vous aviez le mal du pays, il n’y avait pas de meilleur remède que de chanter la même chanson à plusieurs reprises, et que si vous étiez emporté par le mal du pays, la guerre et la lutte pouvaient soudainement perdre tout leur sens. Pendant des semaines, le guérillero n’a pas accompli correctement son devoir de reconnaissance nocturne. Au lieu de cela, il s’est assis sur sa boîte de munitions vide de l’armée américaine, qu’il utilisait comme toilettes, en chantant la même chanson encore et encore et en sanglotant en silence.”