Littérature et pauvreté

Il me fait un étrange effet ce discours d’Annie Ernaux pour la réception du Nobel. J’avoue n’en avoir lu qu’un seul avant celui-ci. Il s’agissait du discours qu’avait prononcé Claude Simon en 1985. La différence est tout bonnement fabuleuse.

Voici le texte de l’auteur des Années :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/07/annie-ernaux-j-ecrirai-pour-venger-ma-race-le-discours-de-la-prix-nobel-de-litterature_6153401_3232.html

et celui de l’auteur des Géorgiques :

https://www.nobelprize.org/prizes/literature/1985/simon/25233-claude-simon-nobel-lecture-1985/

Je ne parlerai pas ici de la qualité littéraire des discours en question (je m’en fiche). Ni de l’importance respective dans l’histoire de la littérature de ces auteurs (je m’en fiche tout autant), mais du contenu des discours.

Là où Claude Simon parle essentiellement de littérature, Annie Ernaux insiste sur le rôle pour ainsi dire social et politique de son travail. Et elle assume, c’est le moins qu’on puisse dire, un certain rôle que les médias lui accordent d’ailleurs volontiers, celui d’une porte-parole et des miséreux et des femmes, au titre desquels elle se réclame explicitement. Ainsi à la toute fin de son discours elle se présente elle-même comme « transfuge sociale » (expression étrange qui donne une sorte de connotation « dramatique » (de « réfugié ») au fait d’avoir grimpé dans l’échelle sociale. J’ai une pensée pour tous ceux, et ils sont nombreux qui pourraient également se dire « transfuges sociaux » dans la mesure où ils ont subi un « déclassement ». Sans parler de ceux qui n’ont pas décollé de leur situation sociale d’origine, et n’ont aucune raison de penser qu’e leur situation s’améliore dans le futur.

Elle fait en réalité plus que l’assumer : elle le revendique. Au point qu’on se demande si telle n’est pas la raison dernière de son élection. On sait que les prix Nobel, même en littérature, ont parfois, pas toujours, une portée politique. C’est la loi du genre et à vrai dire je m’en fiche aussi. Au-delà du fait qu’on ne voit plus très bien ce que la littérature, quoiqu’on entende par là, vient faire dans son discours, Annie Ernaux s’autorise à revendiquer pour elle-même ce qu’on dit sur elle : ce rôle qu’on lui assigne de porte-parole des pauvres gens, etc.

La plupart des gens qui sont nés dans les classes sociales défavorisées ont de bonnes chances d’y rester jusqu’à leur mort. Surtout dans un contexte social qui s’est largement dégradé depuis les 90’s. L’ascenseur social, comme on disait naguère, n’est plus qu’une échelle à laquelle il manque deux barreaux sur trois si je puis me permettre cette métaphore. On trouve de nos jours beaucoup plus de déclassés que de gens qui, comme Annie Ernaux (et même ses parents), ont gravi les barreaux de l’échelle sociale.

Bref les temps ont changé. Et si je peux comprendre la colère qui l’anime, et que je partage étant donné ma propre biographie (et mon propre destin) : quand elle assène : « j’écris pour venger ma classe », je ne peux m’empêcher de lui rétorquer, certes, mais vos livres n’ont rien vengé du tout. Ce ne sont que des livres, et s’ils ont pu consoler ponctuellement de leur sort quelques rares lecteurs miséreux, on les retrouve sans doute plus fréquemment dans les bibliothèques des lecteurs aisés et cultivés.

Et c’est là sans doute où le bât blesse de mon point de vue (d’écrivain précaire et très peu lu) : elle prend la parole « au nom des siens », c’est-à-dire au nom des pauvres, sauf qu’elle n’en fait plus partie depuis belle lurette desdits pauvres, et que les pauvres en question, on ne les entend guère parler d’eux-mêmes, et quand bien même ils s’exprimeraient, par exemple en écrivant des livres, il est flagrant qu’on ne les entende guère (tant qu’ils sont pauvres en tous cas !).

Peut-être faut-il juste admettre que les temps ont changé. Les propos d’un Claude Simon, s’il les tenait aujourd’hui ne susciteraient que l’intérêt d’une poignée de lecteurs exigeants (c’était déjà le cas en 1985 du reste). Voyez plutôt cet extrait de son discours à lui :

En résumé, je ne parle pas tant d’Annie Ernaux ou de Claude Simon que de ce paradoxe en général : devenir le porte-parole d’une cause au titre de qu’on a été (et qu’on n’est plus de fait depuis longtemps, sans quoi on ne serait pas porte-parole d’ailleurs)

Et puis j’ai une pensée pour tant d’écrivains, et pas des moindres, qui ont vécu dans la galère, un Arno Schmidt par exemple (décédé alors qu’il venait de toucher pour la première fois de sa vie une somme confortable), ou mon cher Louis Paul Boon, un des génies du siècle dernier, méconnu chez nous et qui fut peintre en carrosserie. Sa Route de la Chapelle est un monument de littérature prolétarienne (il sait de quoi il parle), tout autant qu’un tour de force littéraire. Et tant d’autres…

Autre manière de présenter les choses : c’est comme si, parce que l’auteur est issu de milieu modeste, son œuvre devait forcément avoir valeur de « témoignage ». (voire : on l’attend au tournant d’une certaine littérature engagée, revendicative). Certes, c’est à la mode, et le lecteur contemporain, à en croire les rayons des librairies, apprécie ces « récits de soi ». Il prise « l’authentique », la « sincérité », une forme de réalisme moral ou édifiant. Il faut que la ligne de démarcation entre le documentaire et la fiction soit claire et distincte – or, je crois au contraire que le cœur du travail littéraire consiste précisément à mettre en péril cette clarté et cette distinction.

Chantre d’une cause, Voix du peuple, etc. On n’attend pas cela d’un auteur issu de milieu aisé. Comme si, avant d’être reconnu (éventuellement) pour sa valeur littéraire, un texte avait à rendre compte de la position sociale de son auteur (surtout dans le cas où il est d’extraction « modeste »)

Mes deux premiers livres, Un Débarras et Alpestres, pourraient je suppose (s’ils étaient lus et reconnus), passer pour des « récits de la précarité », dans la mesure où je fais appel à du matériel autobiographique et que ma vie d’alors n’était guère assurée (elle ne l’est pas plus aujourd’hui dois-je admettre avec regret). Sauf que, justement, j’y triture et malaxe ce matériel de manière à lui donner une consistance littéraire. Même remarque concernant par exemple les merveilleux récits tenus pour autobiographiques de Thomas Bernhard – mais peu importe « en vérité » ! Ou plutôt, ce qui importe, et ce qui m’importe dans ce travail littéraire, c’est justement la part fictionnelle “incompressible” de nos misérables biographies, le vernis littéraire ou romanesque qu’on leur donne, même inconsciemment, quand la mémoire fait son tri, met en lumière et occulte, de manière à fournir ce petit récit dont on a besoin pour se tenir debout là maintenant (ou ne pas s’effondrer), récit qui change au fur et à mesure qu’on vieillit, s’amende plus ou moins souplement à raison de notre tolérance à la vérité, notre propension au mensonge, les scrupules auxquels nous obéissons ou pas. Saisir la fiction en train de naître (peut-être est-ce une manière de présenter mon propre travail « littéraire »).