Linza Mounzer, le membre fantôme

Texte superbe de Lina Mounzer dans l’Orient Le Jour, un des meilleurs quotidien du Proche-Orient (ici du Liban). En partant de la situation d’humiliation extraordinaire de la société Libanaise actuellement, elle met à jour le rapport de l’individu sous régime capitaliste à la (non-)culpabilité (ce qui me touche beaucoup, pas seulement intellectuellement). Je crois qu’elle touche là un point fondamental du monde contemporain. Et, je le dis là de manière quelque peu énigmatique, mais c’est sans doute une des raisons qui m’empêche de continuer à publier sur les réseaux sociaux par exemple. Comprenne qui pourra.
“On a beaucoup écrit sur la façon dont le capitalisme fonctionne de manière à transformer la perception de l’échec d’un système en un sentiment personnel d’inadaptation. Nous nous sentons seuls, épuisés, coupables, sans valeur, incapables de travailler suffisamment, de voir suffisamment nos amis, de gagner suffisamment, voire d’être suffisamment. Pendant ce temps, le jeu est truqué de sorte que tout sentiment de satisfaction, matérielle ou psychologique, est toujours hors de portée. Mais parce que nous avons été amenés à croire qu’il s’agit d’un sentiment privé, que c’est à nous de l’apaiser, nous sommes prêts à gober le mensonge consistant à nous faire croire que des actions individuelles – recycler, consommer « éthique », trouver un meilleur emploi, s’améliorer, faire la charité… – pourrait nous aider à l’atteindre. Mais cela n’a jamais été vrai.
Il me semble de plus en plus que l’effondrement de notre économie est aussi l’effondrement de cette grande illusion. Nous sommes maintenant confrontés sans relâche à la dure réalité. Dans le monde d’avant, pendant que je faisais mes courses au supermarché, le Liban comptait également d’innombrables familles affamées. J’étais tout simplement capable de ne pas avoir à penser constamment à elles, et donc d’oublier que leur malheur était aussi le mien. C’est désormais impossible.
D’une certaine manière, cette culpabilité que nous ressentons ressemble à la douleur du membre fantôme. Une douleur qui résulte de l’amputation du collectif et du sentiment d’appartenance à une communauté sociale. Tout ce qui, dans un monde meilleur, permettrait de bâtir les réseaux relationnels et systèmes institutionnels capables de soutenir équitablement chaque membre de la société. Je ne veux donc pas redevenir insensible à cette culpabilité. Je vis dans l’espoir de trouver un moyen de la retourner vers l’extérieur, de l’associer à la culpabilité, à la rage, à l’humiliation des autres. De sorte que ces sentiments réunis puissent finalement constituer une force de transformation capable d’engendrer un monde meilleur – celui auquel nous aspirions lorsque nous étions enfant”