Se confronter au pire (1)

« C’est à cette qualité insaisissable qui, dès lors que la pensée de la blancheur est dissociée du monde des significations plaisantes et rattachée à un objet terrible par lui-même, porte cette terreur à sa plus extrême intensité. Voyez l’ours blanc des pôles et le requin blanc des tropiques : d’où vient l’horreur transcendante qu’ils inspirent, sinon de la lisse et floconneuse blancheur de leur robe ? La blancheur sinistre — voilà ce qui donne à leur muette avidité un si repoussant caractère de douceur, qui révulse, d’ailleurs, plus qu’il ne terrifie. Pareillement, le tigre aux crocs cruels et au pelage armorié n’ébranle pas autant le courage que l’ours ou le requin enlinceulés de blanc. »

Herman Melville, Moby Dik (1851), trad. P. Jaworski, Gallimard (2006), cité en exergue du roman de Dan Simmons, The Terror, 2007.

Je vais essayer de bâtir une ébauche de modèle à partir d’éléments disparates dont j’extrais à chaque fois deux constantes : une tendance irréversible à se confronter à la plus grande peur (voire la peur elle-même) et, dans un mouvement presque contraire, une tendance à la domestiquer, à la vaincre en la contraignant par une technique, une compétence.

1. L’idée de ce thème m’est venu, pour être tout à fait honnête d’un comportement que j’avais noté me concernant. Une sorte d’impulsion qui me poussait à me mettre dans des situations périlleuses, bien que sachant pertinemment les risques que j’encourrais. J’aurais pu à ce moment là de mon exploration rebrousser chemin, ou prendre le sentier sur la gauche, mais au lieu de ça, je persistais à suivre le cours du torrent impétueux malgré les eaux qui montaient et les falaises qui dessinaient des gorges de plus en plus impraticables. J’aurais pu, et j’aurais du, si je m’étais montré raisonnable, ne pas tenter l’ascension de ces pentes couvertes de neige, alors même que le temps se couvrait et que les températures baissaient et que les neiges devenaient de la glace. J’aurais du décliner l’offre de ces inconnus, et ne pas m’embarquer dans une aventure dont j’avais tout lieu de penser qu’elle risquait de mal tourner, et pourtant, en dépit de toute prudence, je les suivais.

On entend parfois dire, de la part d’aventuriers : « Cela peut paraître étrange, mais je ne me suis jamais senti aussi vivant qu’à ce moment-là, alors que je pouvais mourir d’un moment à l’autre. » ou : « C’est vraiment quelque chose dont j’ai besoin, ce risque, ce danger. Tout le reste de ma vie me paraît fade : j’en ai besoin pour me sentir exister. » Que signifie « se sentir exister » ? L’existence peut-elle faire l’objet d’une sensation ? D’un sentiment ? J’éprouve, je sens, telle ou telle sensation. Peut-on éprouver l’existence, l’existence tout court, être (sans qualité, sans plus ni moins) ? Certains mystiques recherchent et prétendent avoir vécu une expérience de ce genre.

Un type qui a accompli des expéditions extraordinaires aux quatre coins du globe, parlait de son dernier « spot », son dernier « trip », comme en parlerait un camé, en disant qu’il avait vraiment eu sa dose d’adrénaline. Que veux-tu dire par adrénaline ? Je veux dire que là, j’ai vraiment eu peur, une des plus grandes peurs de ma vie. L’alpiniste australien Greg Child, dans son livre passionnant, Mixed Emotions (Théorème de la peur, Éditions Guérin 1997) écrit : « I was petrified by fear and overdoses by adrenaline ».

Comment peut-on être à la fois pétrifié et surexcité ? Jouit-on de la peur au moment où on l’éprouve ? Ou bien seulement en y pensant, une fois qu’on est sorti d’affaire ?

2. Timothy Treadwell vécut au milieu des ours sauvages d’Alaska chaque été durant treize ans. Au milieu de toute une littérature le concernant, comprenant les textes et les vidéos qu’il a laissés, surnage un film exceptionnel de Werner Herzog, Grizzly Man. Timothy se présentait comme investi d’une mission écologique (la sauvegarde des ours), ce qui l’amenait non seulement à planter sa tente durant de longs mois au cœur même du territoire des ours, mais à nouer avec eux des relations de proximité, dont témoignent ses nombreuses vidéos, dans lesquelles il se filme à quelques mètres à peine de ses protégés. Il prend des risques considérables. Ce dont il a conscience, et il le répète à longueur de pellicule. Ces documents sont très étranges. Timothy semble avoir vraiment la trouille, il n’est pas inconscient, il ne cesse de rappeler que l’animal peut lui arracher la tête d’un coup de patte et le dévorer, qu’il n’aurait aucune chance de lui échapper, il fait preuve paradoxalement d’extrêmes précautions dans l’approche des bêtes, fait montre d’un savoir, d’une technique qu’il est sans doute un des rares êtres humains à avoir poussé aussi loin, et dans le même temps, il se comporte de manière complètement déraisonnable, dans la mesure où nous paraît raisonnable le désir de rester en vie et de ne pas finir dépecé entre les pattes et dans la gueule d’un ours. L’ambiguïté, à bien y penser, vient probablement que ce qui « nous » paraît raisonnable dans ce genre de situation, n’était pas ce qui paraissait raisonnable à Timothy (et se fonde aussi sans doute sur « ce que les ours font à l’homme », c’est-à-dire à la fois et dans le désordre, qu’ils peuvent inspirer une immense terreur, une tendresse de peluche et de douceurs infantiles, et un sentiment de puissance et de virilité infinies). Tout le documentaire de Herzog fait resplendir l’énigme que constitue le désir de cet homme. C’est à ce genre d’énigme que je m’intéresse ici. Pas plus qu’Herzog, je ne souhaite expliquer le cas Treadwell, mais plutôt : donner matière à penser. Je note aussi cette dimension tragique : on sait, on sent, on ne peut pas ne pas savoir comment ça va finir. Mal (comme Œdipe). À la fin du film, dans un passage particulièrement troublant, Herzog prend position : l’amie de Treadwell est au premier plan (c’est la seule fois où elle apparaîtra sur la pellicule, juste avant d’être dévorée), l’ours juste derrière, à quelques mètres. Timothy déclame tout l’amour qui lui paraît exister entre la bête et lui, la relation de confiance, le rêve d’une société anthropo-ursine (je fais référence ici au concept si fécond de « société anthropo-canine » développé par Dominique Guillo). Herzog fait alors ce commentaire en voix off :

« Ce qui m’obsède c’est que sur tous les visages de tous les ours que Treadwell a filmés, je ne trouve aucune affinité, aucune compréhension, aucune pitié. Je vois seulement une colossale indifférence de la nature. Pour moi il n’existe pas de monde secret des ours. Et ce regard vide n’exprime qu’un vague intérêt pour la nourriture. Mais pour Thimothy Treadwell, cet ours était un ami, un sauveur. »

Qu’est-ce qui pousse Timothy à dépasser les limites que la plupart des êtres vivants se fixent quand ils sont amenés à rencontrer des ours ? Une nostalgie des ours en peluche ? Si tel était le cas, on en verrait plus souvent des Timothy Treadwell. Ce qui me frappe, c’est l’alternance systématique d’un côté, de la peur, de la conscience du danger, la manière dont il explique les précautions qu’il faudrait prendre en de telles circonstances, et, de l’autre côté, de ce ton exalté, revendiquant, et parfois même hurlant toute la haine qu’il éprouve pour les rares humains qui s’aventurent dans ces parages, les chasseurs, les touristes, les rangers en charge du parc. J’ai l’impression qu’il combat sa propre peur, qu’il en évacue au moins une part, en déployant toute cette fureur sur l’humanité. Cela va bien au-delà, je crois, de ce que nous appelons la phobie. Mais, si on veut essayer ce modèle un peu étroit pour éclairer le cas Treadwel, on pourrait presque dire qu’il y aurait là un objet « contra-phobique » extrêmement singulier, au sens où l’objet contra-phobique est ici le même objet qui suscite la plus grande peur, la peur panique. Comme si le moyen trouvé par le sujet pour transformer sa peur en quelque chose de viable, c’était précisément de la dominer en « apprivoisant » l’objet terrifiant. On peut imaginer qu’au départ de tout cela, une ambivalence, un clivage particulièrement irréductible avait marqué l’objet, ne laissant pas d’autre choix au sujet que de s’y confronter jusqu’à la mort, d’y consacrer l’entièreté de sa vie.

3. Dans les récits de Dan Simmons, un thème revient de manière récurrente (j’ignore si ses exégètes l’ont noté étant donné que je n’ai jamais rien lu « au sujet de » Dan Simmons) : quelque chose comme « se jeter dans la gueule du loup », ou « dans les bras de son ennemi ». D’ailleurs, c’est au sens propre le destin des héros de deux de ses plus fameux romans. Le Lieutenant-Colonel Kassad, dans un dernier combat qui n’avait d’autre issue que la mort, vient s’empaler sur les lames acérées du corps du « Shrike », « uni dans une mortelle étreinte » avec cet ennemi surpuissant (Hyperion, 1989), et le Capitaine Crozier, second de Sir John Franklin, finit par offrir littéralement sa langue à la gueule de la bête démoniaque et divine qui hante les glaces de l’arctique (et le chef d’œuvre The Terror, 2007). L’entité qui attire irrésistiblement ces victimes affolées, troublées, finalement consentantes, ne saurait être réduite à quelque enveloppe de chair, d’os ou de métal : elle est toujours la « terreur sans nom ». Et ce qui n’a pas de nom peut détruire l’appareil psychique — on lira quelque chose de ce genre chez Bion. La puissance d’attraction formidable de la terreur sans nom dans ces romans de Simmons (et je pourrais montrer qu’il en va ainsi dans la plupart de ses récits fantastiques) constitue le moteur des intrigues : page après page, la tension monte, au fur et à mesure que la menace se précise, que derrière les manifestations humaines du mal se dessine l’ombre d’une absolue étrangeté, non-humaine, irreprésentable, que les personnages seront forcés de rencontrer dans une dernière étreinte, la mort, ou autre chose. Au final, après avoir consacré sa vie à lutter, le héros plonge à corps perdu dans ce quasi trou noir, dans une sorte de soulagement définitif — la tension due à l’inéluctabilité tragique du roman se relâche, ce cauchemar finit enfin, le lecteur peut retourner à sa vie quotidienne. Sans nul doute chez Simmons, se mélange de sadisme, de masochisme, et la jouissance qui transpire dans une sorte de mysticisme macabre (et qui me semble constituer un des aspects flagrants de certains témoignages des mystiques, autour de l’idée de sacrifice), est un thème récurrent. On en trouvera un exemple extraordinaire dans deux nouvelles recueillies au sein du volume L’amour, la Mort (Albin Michel 1995) : « Mourir à Bangkok » et « Coucher avec des femmes dentues », ce dernier texte rappelant au passage des pages absolument terrifiantes d’un autre roman, « L’homme nu » (« The Hollow Man »), où l’on retrouve un fantasme tout à fait typique de l’auteur (une fellation en quelque sorte définitive). [Je me dois malheureusement de signaler que Simmons, cet écrivain génial, est aussi un personnage par ailleurs assez imbuvable, franchement républicain et franchement à la droite de ce parti de droite, mais ce radicalisme n’est peut-être pas si étonnant.]

4. Dans le film de Kathryn Bigelow , récemment primé aux oscars, The Hurt Locker (en français : Démineurs), William James (sic ! interprété par l’excellent Jeremy Renner, héros d’une série télé délicieuse, The Unusuals, dont malheureusement la diffusion a cessé au bout d’une saison) responsable d’une unité de démineurs durant la guerre en Irak, se comporte comme le héros d’un film apparemment « héroïque », mais qui se serait en réalité égaré dans une sorte de documentaire réaliste sur le travail extraordinairement risqué de ceux qui, sur les terrains de bataille, sont chargés de désamorcer les bombes. Les soldats américains qui visionnèrent le film à sa sortie saluèrent son réalisme, en ajoutant toutefois qu’il était impossible qu’un type aussi dingue soit accepté dans l’armée. Le scénario joue en effet sur deux tableaux, et c’est ce qui rend le film de Bigelow si étrange : d’un côté, une mise en scène et des décors arides, sans fioritures, une tension palpable entre l’ordre pathétique que tente d’instaurer l’armée américaine et le chaos généralisé, articulé autour de l’imminence permanente d’un attentat, et, d’un autre côté, ce type intrigant qui semble se comporter comme si c’était là non pas la réalité, mais une sorte de jeu macabre, extrêmement excitant, dans lequel il n’y aurait rien à perdre, qui valait la peine d’être joué pour la seule raison qu’aucun autre jeu n’en vaudrait la peine. Il fait fi des règles drastiques de sécurité (censé le protéger lui et le groupe auquel il appartient), pour ne suivre que ses propres règles, hybridation de compétences hors du commun, de courage, et d’attirance irrépressible pour le danger. Le film repose au fond sur une oscillation constante entre une vertu, le courage, et la folie. James constitue une énigme : est-il téméraire ? (la témérité relevant alors d’une forme excessive de courage) est-il désespéré au point de n’avoir « réellement » rien à perdre ? Se peut-il qu’un être humain n’ait « réellement » rien à perdre ? Le film prend une dimension terrifiante dans un des dernières scènes :

« Gros plan alternant sur James et sur JT, dans la jeep, après qu’ils aient échappé par miracle au pire.

je veux dire, comment tu fais ? Pour prendre ce risque ?

(silence)

J’en sais rien, suffit de …

Je crois que j’y pense pas.

Mais tu sais que dès que t’enfiles ta tenue, dès que tu sors, c’est une question de vie ou de mort, tu lances le dé.. Et t’assumes. Tu le reconnais non ? (silence)

Ouais ouais.. (mi-sourire, silence) Je le reconnais.

Mais je sais pas pourquoi.

(silence, les lèvres pincées, comme s’il devait faire un effort de pensée extrêmement pénible)

Je sais pas, JT. Et toi ? Tu sais toi pourquoi je suis comme ça ?

(silence)

Non

(silence pensant)

(des enfants courent après la jeep et lancent des caillasses) »

La pauvreté du dialogue, voilà ce qui glace le sang. Et le silence assourdissant entre les quelques mots arrachés à la mort.

(je songe à l’impensable, un trou noir avec lequel il serait impossible de s’articuler (de graviter autour) autrement qu’en s’en approchant chaque fois encore plus près).

5. L’immense alpiniste Reinhold Messner, dans une interview donnée à la revue Psychotherapie im Dialog 2002; 3(2): 201-206 (traduction disponible sur le site Café psy ) :

« P. i. D. : Vous décrivez plusieurs fois un être dédoublé, deux hommes qui sont vous-même et en même temps de même apparence que vous, mais à côté de vous. Vous vous voyez en dehors de vous-même. Sur le moment, est-ce que cela vous aidait ou vous gênait ?

R. M. : Sans ce dédoublement, je ne serais plus en vie. C’était une schizophrénie entre la raison et l’émotion. Je ne puis en dire plus, n’étant pas spécialiste en psychiatrie. Je m’aventure pourtant à penser que, dans les temps anciens, disons il y a 10 000 ans, la schizophrénie était une aide dans les situations critiques [note : remarque dans le style de celles que Ferenczi ou Bion ne se privaient pas de faire]. Aujourd’hui encore le dédoublement peut sauver celui qui a le dos au mur. J’avais ainsi la possibilité de communiquer avec un Autre, de partager ma douleur, mon espoir ou mes désespoirs. Un désespoir partagé n’est plus que la moitié d’un désespoir. »

Quel genre de modèle produire à partir des faits que j’ai présentés ? À vrai dire, je n’en suis pas là. Il y aurait là une vaste rechercher à mener (que j’ai plus ou moins vaguement l’intention de mener un de ces jours).

Comme j’aime aller doucement je relèverai les constantes suivantes (laissant à d’autres le soin d’aller plus loin s’ils le souhaitent) :

La partie se joue à trois :

a. Il y en a un qui éprouve la plus grande peur (sans doute en hommage à la terreur sans nom : c’est le psychanalyste qui le suppose, ce n’est qu’une supposition, une piste à explorer — faudrait demander) et qui dans le même temps, d’une manière obscure, peut-être « biologique », qui aurait à faire à des sécrétions hormonales, suscite une excitation qui peut se dire comme « se sentir intensément vivant » (les athlètes connaissent bien ce seuil de la douleur qui, lorsqu’on l’a atteint, produit une sorte de décharge de plaisir, les derniers 200 mètres d’une course de demi-fond par exemple, où vous avez la sensation qu’une large couteau vient vous cisailler les mollets et les cuisses, que votre cage thoracique va exploser, et qu’en même temps vous trouvez une sorte de second ou troisième ou quatrième souffle, dont témoigne une immense explosion dans le cerveau, la vue se trouble dans la sueur, vous tirez sur les bras avec je ne sais quelle partie du cerveau, et… !! …)

b. Il y en a un qui se voue à discipliner la peur ou l’excitation, garder son sang-froid en toutes circonstances, et précisément dans le genre de circonstances où il est quasiment impossible de garder son sang-froid, en mettant en œuvre un savoir technique (une technique de l’action) — chez les alpinistes, il y a cette obsession de la sécurité, paradoxale puisque la situation la plus secure serait évidemment de rester bien au chaud chez soi, alors même qu’on se fourre ici dans de sales draps, dans un environnement hostile, imprévisible, dangereux, où le risque est majeur. — Cette discipline de soi qui est aussi la maîtrise d’un savoir pratique, me semble être indistinctement aussi une tentative de raisonner, contrôler, maîtriser, l’Autre radical, la terreur sans nom ou la plus grande peur — d’où :

c. Cet Autre, l’ours, la montagne, l’altérité absolue, la bombe, le grichte, le monstre des films de la saga Alien(s), le cachalot blanche du capitaine du Pequod, à la fois objet d’adoration et de terreur (ambivalence bien connue des récits ethnologiques).

Tout cela serait à développer.

J’ai parlé également du modèle phobie/contraphobie. Ou de l’aspiration d’un néant (sorte de trou noir) creusé par l’explosion d’un appareil psychique, avec lequel il n’y aurait d’autres articulations possibles qu’en s’y confrontant, en se laissant être aspiré par « lui ».

J’y reviendrais.

Comments are closed, but trackbacks and pingbacks are open.