Chez Lily

(Étang de la Gabrière, 1987)

J’ai retrouvé dans les cartons, les cartons que j’ai fini par ouvrir, j’en avais fait grand cas de ces cartons et même, j’ai écrit un livre à leur sujet, un livre qui racontait comment je m’étais montré, durant des mois, incapable de les ouvrir, et, comme ce livre est désormais relié et correctement paginé, disponible pour qui veut le lire, je peux en faire l’aveu, je les ai ouverts, et, de ce fatras de cahiers et de feuilles volantes, j’ai extirpé un texte appelé L’Étang, que j’ai écrit à l’âge de 19 ans, quelques feuillets non reliés, rapportant un épisode de ma vie d’alors, un texte vaporeux comme la brume au matin s’élevant d’un étang. L’auteur, qui me semble bien être moi, ou avoir été moi, décrit avec le plus grand soin ce qu’il a vu au bord d’un étang, un étang dont je me souviens encore aujourd’hui, l’auteur laisse entendre, évoque, fait allusion, à deux hommes assis sur un banc au bord de l’étang, il met autant de soin à décrire les abords de l’étang qu’à dissimuler ce qui s’est passé au bord de cet étang et dans l’hôtel qui se trouve près de cet étang, qui se trouvait devrais-je dire, car j’ai beau chercher je ne trouve aujourd’hui aucune mention de cet hôtel dans aucun annuaire, mais on l’appelait à l’époque, je m’en souviens, Chez Lily, parce qu’il était tenu par une grande femme aux cheveux blancs prénommée Lily, au sujet de laquelle courrait le bruit qu’elle aurait exercée dans une vie antérieure l’activité, ou bien le métier, je ne sais comment dire, de prostituée. L’auteur ne mentionne ni le nom de l’hôtel, ni la profession qu’on supposait avoir été celle de l’hôtelière, mais c’est ainsi parfois quand on écrit au sujet de faits qui ont eu lieu dans un passé récent, qui se sont déroulés la veille ou l’avant-veille, on prend garde à ne pas heurter les gens qui ont pris part à l’affaire, car il est fort probable qu’on soit encore en relation avec ces gens, et qu’ils n’apprécieraient pas forcément de savoir ce qu’on écrit à leur sujet, alors, qu’avec le temps, les relations se sont depuis longtemps dénouées, les amis d’autrefois ne sont plus que des visages auquel on peine à rattacher un prénom, ou bien le contraire, car parfois on se souvient d’un nom, mais on n’est pas bien sûr du visage qui va avec, ainsi, aujourd’hui, je peux prononcer le nom de Lily, écrire qu’elle tenait un hôtel et mentionner les rumeurs qui courraient à son sujet, le temps demeure le meilleur allié du récit, tandis qu’il, le temps, brise un par un tous les possibles, ferme une à une les portes et les fenêtres, tandis qu’il, le temps, nous assassine, le temps, du même élan, libère le récit, lui donne tous les droits, qu’importe puisque nous allons disparaître, et d’ailleurs, Lily, il se pourrait bien, il est même fort probable qu’elle ait disparu, peut-être, comme Virginia Woolf, a-t-telle choisi de marcher lentement depuis le bord de l’étang jusqu’à son milieu, je l’ignore, je ne le saurais sans doute jamais, il existe mille manières de mettre fin à ses jours, si tant est qu’elle y ait mis fin volontairement d’ailleurs, après tout, non, je n’en sais rien. Puisque le temps est passé, je peux désormais reprendre le récit que j’avais écrit, ou bien que le jeune homme que j’étais alors avait écrit, et le nourrir avec des détails, le compléter avec des souvenirs sur lesquels ne s’exerce plus aucune censure, extirper les histoires de la brume dans laquelle l’auteur avait à l’époque souhaité qu’elles demeurent – noyées. Par exemple, je ne me sens plus contraint de dissimuler l’identité des deux hommes assis sur le banc au bord de l’étang, et je n’ai plus aucun scrupule à écrire qu’un des deux hommes c’était moi, et que l’autre se nommait Frédéric et qu’il était mon amant, que c’était à son initiative que nous avions pris une chambre pour la soirée Chez Lily, il avait l’habitude d’aller à cet endroit pour y passer quelques nuits, seul ou avec un ami, ou encore avec une amie, car il avait une grande amie, une amie très chère, elle s’appelait Claire, un soir, un autre soir, nous sommes retournés, Claire, Frédéric et moi à l’hôtel chez Lily, j’avais une chambre pour moi et ils couchaient dans l’autre chambre, je me souviens de lourds édredons de plumes blanches sur les lits, du crucifix au dessus de nos têtes, nous avons longuement parlé tous les trois avant l’heure du coucher, tous les trois assis sur mon lit, dans la chambre qui m’était dévolue, je me souviens que Claire à un moment a dit cette chose étrange à mon sujet, le petit prince elle a dit, puis ils sont partis dans leur chambre, et je suis resté seul en tournant et retournant ces mots dans ma tête, le petit prince, je suppose que cela signifiait que je venais d’une autre planète, la cité où j’étais né, les immeubles, l’inculture, la naïveté. Quelques mois plus tard, je veux dire quelques mois après que le jeune homme que j’étais alors ait écrit le texte intitulé L’Étang, j’ai à mon tour invité une amie Chez Lily, il me reste encore de très beaux souvenirs de ces jours et de ces nuits avec Emmanuelle autour de l’étang et dans la chambre d’hôtel, je nous vois encore faisant lentement le tour de l’étang à pied, puis, assis tous deux sur la plage tout à fait déserte, car c’était à la fin de l’hiver, le soir, au moment du repas, à la salle à manger, Lily nous servait de la purée maison, Lily me regardait d’un air dubitatif, ne m’avait-elle pas déjà vu, la première fois avec un homme, la seconde fois avec le même homme et une femme, et ce soir, j’étais avec une femme qu’elle n’avait jamais vue, c’était à n’y rien comprendre, et du reste je n’y comprenais rien moi-même, d’ailleurs je ne cherchais pas vraiment à comprendre quoi que ce soit, car j’étais trop occupé à vivre, comprendre viendrait plus tard, on dit ça, comprendre viendra plus tard, mais bien souvent, comprendre ne vient jamais, il reste juste un souvenir, un peu de brume, et cela suffit pour le temps qui nous reste. Lily n’a fait aucune remarque, c’était à l’évidence ce que nous attendions d’elle, la raison pour laquelle nous allions nous perdre dans cet hôtel près de l’étang, au pays des mille étangs comme il est écrit sur la carte, parce que nous prenions pour argent comptant ce qu’on avait entendu à son sujet, la vie antérieure de cette femme, bien qu’aujourd’hui je soupçonne Frédéric d’avoir inventé cette histoire, car Frédéric avait ce pouvoir de transformer les faits en histoire, quitte à les tordre et à rajouter quelques inventions, ce pourquoi je suppose il est devenu lui aussi écrivain, et je me souviens aussi du matin avec Emmanuelle, de son corps qui faisait une grande ombre au soleil alors qu’elle était penchée tout à fait nue à la fenêtre, regardant l’étang, c’était là une vison inoubliable, ce qui se devinait en ombre chinoise entre ses cuisses, et c’est à moment qu’elle a dit, sans se retourner, qu’elle aimerait bien, un jour, avoir un enfant de moi, en ajoutant, qu’importe si l’on est ensemble ou pas, je voudrais juste un enfant de toi, et une douzaine de mois plus tard, quand je l’ai croisée dans les rues de la ville, bien après que nous ayons rompu, quand je l’ai vu dans les rues de la ville avec une poussette et un bébé dedans, je l’ai regardée d’un drôle d’air, j’ai caressé la joue du bébé, et j’ai demandé à Emmanuelle, elle a fait un sourire qui m’a semblé mystérieux, et puis elle a ri, et fait non de la tête, mais ça aurait pu, a-t-elle dit, ça aurait pu.