Les Sacrifiés

(Angoulême, 1998)

À la fin du siècle dernier, on s’est retrouvé par hasard, Jean-Christophe et moi, dans un petit rade tenu par une vieille femme arabe aux abords des remparts d’Angoulême. Cette virée dans les bars concluait une interminable journée d’automne – je travaillais alors dans un lycée technique, enseignant la philosophie et d’autres matières littéraires dont j’ai oublié l’intitulé, pour des élèves dont la plupart n’avaient pas été gâtés par l’existence, et, vu qu’on était en pleine période d’explosion des chiffres du chômage, leur avenir ne s’annonçait pas mieux, et tous les soirs, après les cours, on se voyait avec les gamins au café d’à côté, ils se confiaient à moi, j’en faisais autant, je me rendais bien compte que ce dont ils avaient peur, c’était de finir comme moi, mon présent : un contrat de remplacement minable à plus de trois heures de chez moi, un couple qui partait en vrille, une consommation d’alcool qui augmentait de jour en jour, on était seulement en novembre, et j’étais déjà incapable de supporter la vie si je ne commençais pas à boire dès la sortie des cours, en fin d’après-midi donc, du coup j’avais pris une chambre en ville, qui me coûtait une bonne partie de mon salaire, je glissais peu à peu dans un gouffre, pire, je m’y précipitais, car, l’ayant reconnu, ce bon vieux gouffre, j’étais comme attiré, j’y allais de mon plein gré, je sentais qu’à continuer de la sorte, j’allais devenir fou, il me fallait quitter une nouvelle fois ce métier, cette ville, ruiner mon ménage, repartir de zéro, c’était toujours comme ça, j’essayais, ça durait quelques mois, parfois quelques années, et puis je m’effondrais à nouveau, entraînant une partie du monde que j’avais investie dans le désastre, et c’est à cette époque-là que j’ai retrouvé Jean-Christophe, dans ce rade tenu par une vieille femme arabe, aux abords des remparts.

On s’était connu autour de la faculté de philosophie, au début des années 90, j’avais un an d’avance sur lui, je ne dirais pas que c’était un grand ami, mais quand on se croisait aux tables des cafés, on n’avait pas de peine à trouver un sujet de discussion. Il travaillait sur Nietzsche, ça le mettait, quand il en parlait, dans des états d’excitation hors du commun, il rejouait de mémoire les scènes de Zarathoustra, l’âne, l’enfant, le lion, on aurait dit un prophète quand il se levait pour haranguer les passants, il était en rage, Nietzsche lui trouait le cœur disait-il, ce monde-là lui trouait le cœur, ce monde-là ne comprenait rien, il plongeait dans l’ignorance et la stupidité, disait-il. Ça ne nous choquait pas car, tous autant que nous étions, nous partagions avec lui ce rapport viscéral à la pensée. La faculté de philosophie ne comptait pas plus d’une vingtaine d’étudiants par niveau, nous étions les parents pauvres de l’université, et, avouons-le, dans une position assez marginale vis-à-vis des autres spécialités. Les cours se déroulaient dans une ambiance fiévreuse, et, après les cours, c’était encore pire : les pensées nous prenaient au corps, elles s’infiltraient au cœur de nos vies, nous mangeaient le ventre, nous exorbitaient les yeux, peuplaient nos rêves, les mots des philosophes nous mouvaient comme de petits moteurs, on n’étudiait pas Nietzsche ou Kant ou Plotin, on était transformé par eux, on se nourrissait d’eux bien plus que d’aliments terrestres, Nietzsche, Kant et Plotin nous hantaient, nous inspiraient, on buvait à cause d’eux, on s’aimait à cause d’eux, on se haïssait à cause d’eux : il n’était pas possible de vivre comme tout le monde avec des pensées pareilles. D’une certaine manière, choisir la voie de la philosophie constituait une forme de provocation, c’était délibérément choisir une impasse : je me souviens qu’avant de passer mon baccalauréat, mon père, qui ne s’était jamais inquiété, du moins explicitement, de mon cas, avait failli tomber en syncope en apprenant que j’avais choisi d’étudier la philosophie. Il s’inquiétait de mon avenir, me voyait plutôt ingénieur, ou n’importe quoi susceptible de laisser espérer un métier rémunérateur. Nos familles étaient typiquement représentatives de ces classes moyennes qui, dans les années 80, fournissaient encore le gros des troupes du corps social en voie de décomposition, classes moyennes auxquelles on demandait déjà beaucoup, et qu’on s’apprêtait à sacrifier sur l’autel de la crise. Nous n’étions pas riches, mon père venait de subir une période de chômage et le divorce avait suivi, on s’était vite retrouvé, mon frère et moi, dans un appartement, mon frère avait tout juste seize ans, j’exerçais de petits boulots pour payer le loyer et l’alcool, que nous ingurgitions déjà avec passion, on s’était trouvé une famille chez les punks d’alors, qui squattaient notre appartement, je trouvais tout de même le moyen de continuer mes études, mon père préférait regarder ailleurs, ne pas savoir, quand plus tard je lui ai décrit la manière dont on vivait mon frère et moi, il a dit qu’il ne pensait pas que c’était à ce point. Je lui ai donné raison pour la philosophie, pour l’impasse, comme Jean-Christophe a donné raison aussi à ses parents et aux rares personnes qui s’inquiétaient de son cas. Nous avons donné raison à tous ceux qui s’inquiétaient, et, en choisissant la philosophie, nous entamions un périple tragique scandé par des échecs et des effondrements, un parcours intensément et systématiquement décevant.

Quelques années plus tard, je suis retourné à la faculté, avec la vague idée de préparer un concours, ça m’était venu comme ça, j’ai tenu deux heures assis à ma table, au milieu d’une assemblée d’étudiants désespérément penchés sur leur cahier, pas une tête ne dépassait exceptée la mienne, pas un n’a pipé mot de toute la séance, c’était sinistre, je ne reconnaissais plus les cours d’autrefois, les embardées permanentes, les apostrophes, les coups de sang, les rigolades, on ne prenait pas les cours, on ne les copiait pas, on y participait, on s’efforçait de rendre les pensées pensantes, au cas où il leur viendrait de mourir, comme aurait dit Spinoza, il y avait toujours dans nos cours une ambiance révolutionnaire, un courant d’indignation, alors que là, des années plus tard, de bons élèves prenaient avec soin, et scolairement, note, ils retranscrivaient, comme au magnétophone, c’était déprimant, et mon projet de concours s’est arrêté là : une génération, la nôtre, avait disparu, une autre l’avait remplacée, il avait suffi de quelques années, même pas une décennie, et je savais ce qui avait causé ce bouleversement. C’était la peur. La peur avait triomphé de la rage. Les miens avaient la rage et refusaient de suivre les règles, nos successeurs luttaient pour s’adapter au mieux à ce jeu de dupes auquel nous refusions de jouer.

Quand on s’est retrouvé avec Jean-Christophe, au café près des remparts, ce soir d’automne, une dizaine d’années s’étaient écoulées. Ses cheveux viraient au gris, il avait pris, au jugé, une vingtaine de kilos, ses joues étaient bouffies, ses yeux ternes comme ceux d’un poisson mort. Je ne valais sans doute pas beaucoup mieux. On s’est reconnu tout de suite et il n’a pas tardé à m’avouer qu’il habitait depuis deux ans dans une résidence psychiatrique à côté de l’hôpital – il disposait d’une chambre aménagée, avait le droit de sortir de temps en temps, à condition de rentrer à des heures convenables, et de limiter la boisson. En indiquant le demi de bière posé devant lui, il s’empressa de préciser que ce soir il comptait bien s’en mettre une bonne, et je me suis empressé de lui préciser que j’en étais. Alors on s’en est mis une bonne, comme au bon vieux temps disions-nous. On avait trente ans à peine, on parlait déjà comme de vieux cow-boys à la retraite. On se souvenait bien sûr, c’était tout ce qui nous restait, des souvenirs, ce qui n’était plus, là où ça était : j’ai appris de mauvaises nouvelles, Michel, ce garçon que j’aimais bien, il avait fini à la rue, on l’avait retrouvé mort de froid un matin à l’entrée d’une boutique de vêtements pour dames en plein quartier piéton, non, je n’avais pas lu l’article dans le journal, beaucoup de gens en avaient parlé, mais personne ne savait ce que nous savions, qu’un jour, il avait rendez-vous avec son directeur de maîtrise, un vieux connard prétentieux, lequel avait soutenu avoir lu son mémoire avec soin, mais s’il vous plaît attendez-là cinq minutes, je reviens, et Michel avait attendu, quand soudainement, son regard avait été attiré par un gros tas de papier imprimé enfoncé dans la poubelle à côté du bureau du maître, et ce tas de papier, évidemment, c’était son mémoire à lui, et c’est après ça que Michel a quitté la faculté, il vivait seul avec sa mère à l’époque, on le croisait encore dans les bars, jusque tard dans la nuit, il ne parlait quasiment plus, c’était un garçon très doux, avec de grands yeux bleus, Jean-Christophe a dit : de toutes façons, il n’aurait pas supporté la vie d’après, il aurait fini comme moi. Plus tard, assis à la table d’une pizzeria du centre-ville dans laquelle Jean-Christophe avait ses entrées, on reluquait les convives, des familles avec enfants, plutôt bourgeoises, de jeunes couples bien mis, quelques représentants de commerce, puis on s’est regardé nous-mêmes, et je ne sais plus lequel des deux a dit : qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’on a raté ? J’ignore si l’un de nous deux avait la réponse à ces questions à ce moment, je possède cette réponse aujourd’hui, et j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux car elle donne, voyez-vous, un sens à ma vie, et à la sienne, et à celles de la plupart des amis que j’avais à l’époque où nous étudiions la philosophie, mais ce soir-là, ce dont je me souviens, c’est qu’au cours du repas, l’alcool aidant, il y eut comme une renaissance soudaine, une vague d’enthousiasme surgie des remugles d’un passé lointain, des restes de sa mémoire abîmée émergèrent les fantômes des auteurs que nous avions tant aimés, et c’est comme s’il pouvait à nouveau, là, sous les yeux mi-amusés mi-effrayés des convives de la pizzeria, ouvrir à pleines pages le Zarathoustra et en déclamer des passages entiers, après quoi nous avons mis le feu comme autrefois à la soirée, haranguant les passants, accablant de discours les gens assis aux terrasses des cafés, flirtant effrontément, comme au bon vieux temps, rien ne nous arrêtait, disséminant à nouveau les ferments de la révolte, mais assez vite, au milieu de la nuit, une forme de lassitude nous a gagnés : on avait l’impression de s’agiter comme des clowns, notre revival 80’s n’était qu’une pantomime, pathétique et vaine, ça n’entraînait plus personne, fallait l’admettre, nous étions seuls avec nos souvenirs.

Je l’ai ramené à la résidence psychiatrique. Comme pas mal de patients internés en ambulatoire comme on dit, il se sentait finalement plutôt bien ici, la vie était plus simple, il ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à affronter le monde là, au-dehors, il s’octroyait parfois une sortie hors limite, comme ce soir, mais c’était somme toute rare, l’infirmier avec lequel il négociait ses escapades n’était pas dupe, mais il avait confiance en son patient, le reste du temps, Jean-Christophe vivait une existence pour ainsi dire ascétique, la télévision, les journaux, les médicaments, les repas pris en commun et quelques ateliers et des groupes de parole à l’hôpital, et c’était tout.

Cette vie-là, celle de nos pères, de nos mères, on n’en avait pas voulu, et parce qu’on n’en avait pas voulu, on payait aujourd’hui le prix de notre désobéissance. La génération de nos pères et de nos mères, déchirée par des injonctions contraires, à l’obéissance d’une part et à la jouissance d’autre part, clivée entre l’ordre moral petit-bourgeois et le devoir de libération sexuelle, était plongée, au début des années 80 dans une névrose profonde et semblait désormais avancer sans nul autre but et nul autre projet que de répondre favorablement aux sirènes hurlantes du capitalisme de marché, ayant laissé derrière elle tout principe et toute philosophie. La réponse à la question du sens de notre destinée, celle de Jean-Christophe, la mienne, et celle de nos semblables, s’origine dans le refus de suivre les traces désormais dénuées de sens que laissaient nos parents, et ce refus s’incarnait alors dans une position simple, mais radicale, à l’égard de toute la vie sociale et son cortège d’espérances : nous nous employions à décevoir, à décevoir les attentes qui pesaient sur nous telles des épées de Damoclès, l’étudiant brillant, l’artiste doué, le sportif accompli, tout ce que j’ai failli être, tout ce que je promettais de devenir, à mon corps défendant, comme sans le faire exprès, avec l’innocence de l’enfant qui veut bien faire, je me suis employé, au sortir de l’adolescence, à le détruire, à ruiner les promesses qu’à mon corps défendant, j’avais laissé naître, bien plus tard, quand j’avais arrêté de boire, j’ai eu mon père au téléphone, et il a fini par avouer, en parlant de ses enfants, qu’on l’avait déçu, qu’il ne s’attendait pas à ça, et c’est là que j’ai eu ma réponse, c’est quand mon père m’a avoué qu’il était déçu de nous que j’ai compris que c’était précisément l’objectif inconscient qui nous avait guidé depuis le début, décevoir, décevoir nos pères, ruiner toute promesse, sacrifier l’avenir qui nous tendait soi-disant les bras, nous sacrifier, nous sacrifier pour témoigner, témoigner avant que les choses tournent mal, que le monde sombre dans la stupidité la plus creuse, le mensonge et l’oubli, et Jean-Christophe, je le sais, serait d’accord avec cette réponse, je crois qu’il serait d’accord, mais j’ignore s’il est encore en vie, je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis que nous nous sommes retrouvés à la fin du siècle dernier, dans un bar tenu par une vieille femme arabe non loin des remparts d’Angoulême.