Les randonneurs entre chien et loup

Le débat sur la présence du loup en milieu pastoral, concernait jusqu’à présent  principalement les défenseurs de l’environnement et les acteurs du pastoralisme. Désormais, les défenseurs du pastoralisme, les plus opposés au loup, s’efforcent d’y intégrer le tourisme — et les randonneurs.

“Les Etats Généraux du Pastoralisme et du Loup de l’Arc Alpin” (organisés par les maires de 6 communes situées de part et d’autres du col du Glandon) identifient plusieurs impacts intéressants les randonneurs. Certains paraissent justifiés, d’autres relèvent franchement du fantasme ou de la mauvaise foi. Je les relève un par un :

1. « Problèmes avec les chiens de protection imposés dans les protocoles de protection des troupeaux » — Oui. Il arrive que la rencontre entre les randonneurs et le patou dégénère. Le patou est un chien de protection, et il n’apprécie pas l’irruption d’un quidam inconnu sur le territoire qu’il protège. J’ai d’abord envie de dire : ça ne date pas d’hier. La rencontre avec des chiens agressifs constitue une éventualité que tout randonneur informé devrait prévoir : je ne compte pas les fois où j’ai tremblé en traversant une ferme à l’occasion d’une  randonnée — je randonne depuis trente ans, dans tous les coins de France, et les chiens posent bien plus de problèmes à la campagne qu’en montagne !  (Je me souviendrais toujours de ces deux doberman qui se sont précipités sur moi alors que j’allais en direction d’une petite ferme perdue au milieu de la campagne limousine — le paysan, en entendant mes appels à l’aide, a sifflé les chiens, qui sont rentrés aussi sec au bercail. J’ai même pu les caresser en discutant avec leur maître qui m’expliquait la route à suivre. Si l’exploitant n’avait pas été présent à ce moment-là, je ne me s’en serais peut-être pas aussi bien tiré). Le problème du patou en montagne, c’est qu’il travaille souvent seul, le berger n’est pas toujours dans les parages — et il serait absurde de demander au berger de surveiller son chien censé veilleur sur le troupeau etc. Les acteurs du pastoralisme, on l’aura noté, prennent bien soin de préciser que le patou est imposé par les protocoles de protection des troupeaux. Il me semble toutefois qu’on n’a pas attendu la présence du loup pour voir des patou dans les prés à brebis. Par chez moi, dans le Cantal, où le loup vient à peine de faire sa réapparition, on voit quasiment de manière systématique des patous accompagner les brebis — et, en tant que randonneur, je m’en méfie, surtout quand je me promène avec mes propres chiens. J’ai déjà eu à affaire à deux patous au petit matin près d’une ferme, et je n’en menais pas large, quand bien même ils semblaient plutôt disposés à jouer. Les éleveurs que j’interroge à ce sujet admette que c’est surtout une manière d’occuper leurs chiens, bien que, de temps à autres, le troupeau subisse des agressions de chiens errants (un éleveur de brebis qui mènent ces bêtes aux abords d’une grande forêt dans le Cantal a même surpris un soir une véritable “meute” (je cite) de chiens errants au milieu du troupeau).

2. « surprises de randonneurs, lors de bivouac, inquiétude justifiée de randonneurs à ski solitaires, attaques, parfois fatales, sur des humains dans d’autres pays, etc…» — Si je comprends bien, on brandit ici le spectre d’une attaque de loup sur l’homme, et du sentiment d’insécurité créé par la présence du loup sur les randonneurs. Les attaques réelles de loups relèvent actuellement du fantasme, même si on évoque (vaguement) “d’autres pays”. Les cas avérés, notamment en Europe, sont extrêmement rares. Quand à la crainte du loup, elle fait partie du fonds commun de la culture. Les livres de Jean-Marc Moriceau fondés notamment sur les registres paroissiaux et de nombreux documents français depuis le moyen-âge permettent de comprendre d’où vient ce sentiment : les attaques de loups durant l’histoire ont marqué les esprits, non pas en raison de leur fréquence (bien que durant certains hivers froids et dans certains régions, les occurrences pouvaient être importantes), mais parce qu’elles touchaient avant tout des personnes vulnérables (enfants et vieillards) et que les victimes offraient un spectacle insupportable. De la même manière, découvrir au matin l’état dans lequel les loups ont laissé les bêtes après une attaque est tout à fait traumatisant. Que certains touristes ou randonneurs puissent craindre le loup, je veux bien l’admettre, mais laisser entendre que leur crainte pourrait être fondée, dans l’état actuel des choses, cela relève de la mauvaise foi. Dans des environnements où vivent des prédateurs bien plus dangereux pour l’homme, l’ours en Alaska ou le tigre dans certains forêts de Sibérie orientale, on a bien des raisons d’être prudents et d’apprendre à se protéger en cas de rencontre : et pourtant, dans ces régions, il n’est pas question d’éradiquer les bêtes sauvages ou d’interdire l’accès aux randonneurs — c’est aux risques et périls de ces derniers, qui sont d’ailleurs en général bien informés.

3. Le pastoralisme a été consacré par les pouvoirs publics comme un des acteurs primordiaux de la gestion et de l’entretien des espaces montagnards : « Par leur contribution à la production, à l’emploi, à l’entretien des sols, à la protection des paysages, à la gestion et au développement de la biodiversité, l’agriculture, le pastoralisme et la forêt de montagne sont reconnus d’intérêt général comme activités de base de la vie montagnarde et comme gestionnaires centraux de l’espace montagnard » (Article L113-1 du code Rural). En conséquence de quoi, déclarent les “Les Etats Généraux du Pastoralisme et du Loup de l’Arc Alpin”, le pastoralisme devrait avoir priorité sur tous les autres usages du territoire, c’est-à-dire, si l’on comprend bien, sur les randonneurs et les loups. L’argumentaire, que je reprends ci-après, est assez tortueux :

3.1. L’entretien des paysages et de la biodiversité repose d’abord sur l’activité pastorale (on ne parle plus ici, notons-le au passage, des paysans qui «nourrissent la planète» — bien des agriculteurs et éleveurs ont intégré désormais dans leur discours la fonction pour laquelle ils sont, il faut bien l’admettre, souvent rémunérés, qui consiste à entretenir le paysage.)

=> Mais de quel paysage parle-t-on ? Il vaudrait mieux dire, le pastoralisme est effectivement en charge de maintenir ce paysage-là, tel qu’il se présente aujourd’hui. C’est le choix que les pouvoirs publics ont fait de conserver un tel paysage plutôt que de laisser un autre paysage se dessiner. J’aime les paysages de pâture, les grandes prairies et les estives, mais je ne crois pas qu’ils soient préférables à un autre paysage. Et quels sont les critères qui nous feraient préférer un paysage à un autre ? Des critères esthétiques ? Des critères environnementaux, liés à la richesse et la diversité de la faune et de la flore ? Des critères économiques (pourquoi pas ?) fondés sur l’appréciation du public, le potentiel touristique, le développement du pastoralisme ? Est-ce que les paysages pastoraux sont les meilleurs de chacun de ces points de vue ?

3.2. Dit autrement, l’attrait touristique et donc la présence de randonneurs sur les massifs dépend avant tout du maintien de l’activité pastorale. Et ces touristes apportent des revenus complémentaires aux acteurs du pastoralisme. Les deux activités sont donc complémentaires, mais, sans pastoralisme, pas de tourisme :

« Le randonneur a besoin de sentiers entretenus  et de paysages diversifiés et ouverts à admirer. Ce besoin du randonneur ne peut être assuré que par un pastoralisme vivant. Opposer les deux activités serait une erreur d’autant que de nombreux agriculteurs de montagne sont également des acteurs du tourisme par la location de gîtes et la vente directe de produits de qualité de leurs fabrications. »

=> Ces affirmations laissent songeur. Que veulent donc les randonneurs ? Et de quel genre de randonneur parle-t-on ? De ceux qui veulent des sentiers bien entretenus et des paysages admirables. Mais ceux-là constituent-ils la totalité des randonneurs ? Mon cas vaut ce qu’il vaut, mais je me languis d’une époque où la randonnée constituait encore une sorte d’aventure, où pour s’orienter il fallait parfois sortir la boussole, où les gîtes d’étape coûtaient trente francs la nuitée, quand on en trouvait, où les repères dans les pâturages consistaient en un tas de cailloux qu’on appelait des cairns. De nos jours, les parcours les plus populaires tendent à devenir des avenues à touristes, hyper aménagées, sur lesquelles les randonneurs se suivent en file indienne sans fin du matin au soir. Et quand bien même, à supposer que c’est effectivement ce que désire le randonneur moderne, est-on bien sûr qu’il cesserait-ils de venir au col du Glandon si l’activité pastorale disparaissait ? Il existe après tout bien des massifs sur lesquels on ne trouve aucune brebis, et qui sont néanmoins prisés des touristes.

3.3 Si l’harmonieuse complémentarité entre les randonneurs et les éleveurs est désormais en danger, c’est à cause des grands prédateurs. Ou plus exactement à cause des chiens que les éleveurs sont « contraints » de placer dans les pâturages. 

=> Les tensions entre les gens qui vivent à la montagne et ceux qui ne font que la visiter durant la saison touristique ne datent pas d’hier. La pression du développement des activités touristiques sur les pâtures et les usages pastoraux n’a cessé de croître dans certaines régions. Là où je vis, dans le Cantal, on entend régulièrement les paysans se plaindre du comportement de certains randonneurs indélicats, qui ne referment pas toujours les barrières après avoir traversé les estives, qui abandonnent leurs déchets en pleine champ ou qui amènent leurs chiens au beau milieu des troupeaux (risquant leur vie, car un chien poursuivi par des vaches tend à retourner près des humains qui l’accompagnent). Une vétérinaire que je connais, et un éleveur, devant faire face à un vêlage difficile en pleine montagne, ont surpris un coureur de trail en train de découper à l’aide d’une pince à métal une clôture de barbelés — l’athlète, en tête de la course, n’avait manifestement pas le temps de parcourir les cinquante mètres qui le séparaient de l’ouverture du pré. Dans certains endroits, c’est l’inverse : les randonneurs se plaignent des autochtones qui ne leur rendent pas la vie facile : en Aubrac, les chemins sont bordés de clôture de plus en plus hautes, ce qui ne rend pas la balade très agréable (même situation en Sologne avec les parcs de chasse privés) ; de nombreux chemins et sentiers aux abords des champs sont accaparés par les agriculteurs, et ne sont délibérément plus entretenus ; on m’a parlé à plusieurs endroits d’un effacement suspects des balisages de sentier de randonnée — bref, tout se passe comme si certains exploitants souhaitaient dissuader les promeneurs de traverser leurs champs. Ces indélicats sont de plus en plus rares sans doute, d’un côté comme de l’autre, car les mentalités ont changé, les animateurs des parcs nationaux et régionaux et les offices de tourisme promeuvent des règles de bonne pratique. Bref, il me semble que le chien de troupeau, et le loup qui en justifie l’existence et se rend coupable indirectement des dégâts que le chien peut occasionner, ne sauraient être sérieusement tenus pour responsables d’une éventuelle dégradation des relations entre les randonneurs et les éleveurs. Les brebis non plus.

Évoquons brièvement les solutions que les acteurs de la vie montagnarde (à l’exception des touristes donc) préconisent pour améliorer les relations entre tous ces usagers.

« – Dégager de toutes responsabilités les éleveurs et bergers quant aux attaques des chiens de protection sur les autres usagers des espaces.

– Envisager éventuellement la fermeture de certains chemins.

– Exiger la réunion des Commissions Départementales des Espaces, Sentiers et Itinéraires (CDSEI) par les Président de Conseils Généraux et revoir éventuellement les PDIPR (Plans départementaux de randonnée).

– Exiger des auteurs et éditeurs de topo-guides, des offices de tourisme et autres acteurs du tourisme d’assurer une information sur l’approche des troupeaux et des chiens de protection comme c’est le cas dans les Pyrénées.

– Exiger des fédérations sportives délégataires (FFME, FFRP, FFVL, FFC, etc…) et affinitaires (FFCAM) des modules de formations à l’approche des chiens de protection dans le cadre des diplômes fédéraux, ainsi qu’aux services de l’Etat dans le cadre des diplômes d’Etat (Guide de Haute Montagne, Accompagnateurs en Moyenne Montagne, parapente, canyon, escalade….). »

Bref, il faut que les visiteurs occasionnels s’adaptent à l’activité pastorale. Sur le fond, je suis d’accord. Trop souvent, les touristes et les randonneurs n’ont qu’une connaissance superficielle des pays qu’ils visitent  — ils savent ce que les brochures touristiques en racontent, et, immanquablement, l’image des territoires est totalement édulcorée, franchement idéalisée. Le Cantal est peut-être une « terre d’aventures », un « terrain de sports de pleine nature », un « environnement préservé » — il n’empêche qu’il y a aussi des gens qui y vivent et y travaillent toute l’année, dans des conditions difficiles, et qui sont touchés de plein fouet par la crise économique, notamment dans le secteur agricole. La vérité, si l’on y tient absolument, c’est que le pastoralisme allait déjà fort mal bien avant que le loup mette le bout du museau dans les Alpes. Que l’activité pastorale, notamment l’élevage de brebis, survit sous perfusion d’aides et primes diverses — ce qui en soi ne me gène pas, mais il serait bon, puisque les uns et les autres se réclament de la vérité, qu’on ait conscience que les touristes et les randonneurs payent déjà, avant même d’avoir acheté le moindre kilo de viande, pour la survie des activités pastorales. Que le pastoralisme n’est plus tout à fait ce qu’il était ou que les citadins les moins informés continuent de croire qu’il est (par exemple, les transhumances se font désormais par camions — sauf dans les cas où une animation à destination des touristes amateurs de ruralité authentique les fait descendre du camion pour parcourir les derniers kilomètres de leur périple. Peu de citadins savent que bien des broutards qu’on imagine nourris à l’herbe des montagnes auvergnates sont en réalité engraissés en Italie ou dans le nord de la France, etc. ).

Bref. Toutes ces considérations nous mènent bien loin du patou et même du loup. Ce qui me semble extrêmement dommageable dans la situation actuelle, c’est le radicalisme de certains éleveurs d’un côté, et l’ignorance totale de la réalité de la vie montagnarde chez nombre de touristes de l’autre. Et je doute fort que ces “Les Etats Généraux du Pastoralisme et du Loup de l’Arc Alpin” améliorent la situation — ils constituent plutôt une sorte d’avancée tactique dans la guerre contre le loup, visant à considérer les randonneurs comme des victimes indirectes du prédateur : on pourrait ainsi faire pression sur les pouvoirs publics (lesquels se montrent pourtant jusqu’à présent franchement favorables aux éleveurs) en démontrant que le loup menace non seulement la survie de l’activité pastorale, mais aussi la pérennité des activités touristiques. la tactique est grossière — on espère que nos édiles ne tomberont pas dans le panneau.

SOURCES : «Montagne, loup, pastoralisme, tourisme, randonnée…., les débats et la motion du col du Glandon doivent interpeler les usagers de loisir. » par Louis Dollo, sur kairn.com

et l’extraordinaire site la Buvette des Alpages sur tout ce qui concerne le pastoralisme, le loup et l’ours, site sur lequel j’ai puisé mult informations et réflexions. (on lira par exemple sur la question du patou l’article qui date de 2008, « Protection contre le loup: gare aux patous » de Baudouin de Menten)