Les garages (une épidémie)

A l’entrée du lotissement, les habitants de la première maison sur la droite ont fait jaillir du néant un garage flambant neuf. Ils en avaient déjà un de garage, mais je suppose qu’un garage ne leur suffisait pas et qu’il leur en fallait absolument un autre. Elle est en train de peindre la porte métallique à ouverture électrique en bleu marine. Il fait chaud, c’est l’été, la saison idéale pour le bricolage. Cette année, je ne sais pas ce qui leur a pris, à tous mes voisins, ou presque, mais ils semblent s’être donné le mot. Ça bâtit, ça édifie, ça élève, des bâtiments, des abris bois, des ateliers, et surtout des garages. En bordure de chaque maison, et des maisons, il s’en est construit deux de plus au printemps, ce qui fait douze aujourd’hui, sans compter celle qui désormais occulte notre horizon en direction du sud-ouest – pas vraiment un drame dans la mesure où, jusqu’à présent, nous avions vue sur le garage automobile. Et, à peine les beaux jours avaient dispensé leur lumière généreuse sur nos habitations, mes voisins s’y étaient mis : et que je coule du béton, et que je recouvre l’herbe des jardins de ciment, cachez cette végétation que je ne saurais voir, car c’est ainsi, il semble que, soudainement, la verdure leur ait fait horreur, qu’il y avait urgence à la cacher, et que j’élève des murs et voici un toit et une porte métallique à ouverture électrique. Comme si, brutalement, tous mes voisins prenaient conscience que la nature, c’était l’ennemi, comme si l’on avait craint soudain que la nature puisse reprendre le dessus sur l’homme : multipliant de manière ostensible les preuves de l’existence humaine – quelle meilleur preuve qu’un garage aux portes flambants neuves ? Quel artefact plus évident qu’une automobile ? – , les voilà armés de pioches et de pelles, détruisant et rasant, cuisant sous le soleil de plomb du mois d’août, amenant des machines à creuser jusque dans leurs jardins – et bientôt, au train où ça va, ils n’auront plus de jardin du tout, déjà, tout est engazonné, ou parsemé de gravier, et quand ils sortent dehors, ils prennent soin de rester les deux pieds bien ancrés sur leur terrasse en bois exotique. Et que je te taille les arbres, et que je rase tout ce qui dépasse. Une véritable épidémie d’anthropisation : là où je vis, l’herbe ne repoussera pas !
Je traverse le lotissement jusqu’à notre maison – nous n’avons ni garage, ni gravillons, et notre jardin est une prairie ensauvagée, saturée d’herbes hautes et d’arbustes que j’ai laissé venir à l’être et qui poussent lentement, à leur manière. On doit me juger paresseux, ou bien excentrique ou les deux à la fois d’être à ce point négligent. Et nos voitures dorment dehors, été comme hiver – c’est leur accorder semble-t-il peu d’attention, alors que, d’une certaine manière, elles devraient faire partie de la famille n’est-ce pas ?
Les chiens m’accueillent en jappant et remuant la queue puis mon amour fait entendre sa voix chantante depuis le bureau. Le soleil se glisse gentiment par les fenêtres larges ouvertes vers le sud. Il va être temps pour nous de partir. Nous n’avons ni garage ni enfants ni écran de télévision. Contre les murs du salon, les étagères tiennent dans un équilibre précaire, croulant sous le poids des livres. Je regarde une fois encore mon jardin sauvage, paradis des bourdons et des oiseaux de prairie, et ça me fait de la peine c’est sûr d’imaginer ce que nos successeurs dans cette maison feront à ces pauvres frênes, et à ces herbes folles – probablement, ils mettront le tout à niveau, feront en sorte que rien ne dépasse, gravillonneront et engazonneront, clôtureront le tout avec des massifs de thuyas ou de lauriers. Mais qu’y puis-je ?