L’effet que ça fait

L’appareil perceptif de l’analyste dispose d’une multiplicité de sens, qui constituent ses outils d’investigation, comme des sondes qu’on lance à intervalles réguliers dans l’espoir d’entendre un écho significatif — on lance une sonde au fond d’un gouffre susceptible de fournir l’indice que quelque chose existe plutôt que rien, « quelque chose = x » résonne dans le vide, une forme s’efforce d’émerger de l’obscurité : une image, une émotion, une pensée plus ou moins élaborée, etc. — susceptible d’être utilisé pour la croissance ou psychanalytiquement significatif.

Les outils d’investigation qu’on suppose communément être à disposition de l’analyste (qui fournissent souvent l’occasion d’une caricature de la figure de l’analyste), relèvent de ce qu’on peut appeler l’écoute latérale, ou l’attention flottante : le patient présente un récit plus ou moins organisé, plus ou moins articulé, lequel récit vaut de manière plus ou moins assumée comme une théorie, avance l’air de rien des hypothèses, des causes, des raisons et des motifs, l’analyste écoute d’une oreille cette ébauche de compréhension, mais, d’une autre oreille, il se concentre sur la musique des mots, les fameux signifiants, attendant, ce qui ne manque pas d’arriver un jour ou l’autre, que le cours du récit achoppe sur une hésitation, un soupir, un geste brusque, qu’un mot vienne à la place d’un autre, qu’une allitération bizarre ou la répétition d’une formule, ou bien la simple juxtaposition étrange de faits rapportés, l’enchaînement des pensées lui-même (l’association d’idées), viennent troubler le cours de la narration — et parfois, quand le moment lui paraît opportun, il n’hésite pas à interrompre le récit — dire : « une sangsue dites-vous ? », « Vous me parlez d’une séance de saut à l’élastique, et l’instant d’après, on vous offre un voyage en montgolfière à votre mère », « il fait chaud soudainement, vous ne trouvez pas qu’il fait chaud ? », c’est exercer une certaine forme de violence, cette interruption a valeur d’acte — pour relever la bizarrerie que son écoute latérale a perçue — et dès lors, si le patient est en mesure de faire son miel d’une telle remarque, si le coup de sonde rend à son tour un écho, une nouvelle dimension s’ouvre en amont ou en aval du récit, un double fond surgit brusquement du tiroir qu’on croyait avoir examiné de fond en comble, on croyait parler d’une chose quand on parlait, « en réalité » ou « en même temps », d’une autre chose, ce qui n’était qu’un récit plat, sans fond, et donc accablant, gagne en profondeur, on s’enrichit une dimension supplémentaire, pour le patient, l’analyse proprement dite peut commencer — c’est souvent douloureux, douloureux de découvrir ce qu’on pressentait : qu’une part d’inconnu gît quelque part, qu’on est à soi-même énigmatique, qu’en soi se terre un autre, mais voilà : on a poussé la porte du cabinet de l’analyste et c’est ce à quoi on aurait du s’attendre.

Ces outils d’investigation sont bien connus, des rayons de bibliothèque entier reposent sur leur description et leur mise en œuvre. Mais il existe un autre outil d’investigation qui s’est révélé à l’auto-examen des analystes au travail à la suite de la découverte freudienne du « transfert » — ça ne date donc pas d’hier ! — un outil dont la mise en œuvre (si je puis dire) et l’exposition sont bien moins aisés, qui procure immanquablement une sensation d’inconfort, qui consiste à porter attention non pas seulement au récit du patient, ou aux éclats de ce récit relevés au cours de la séance par les coups de sonde de l’analyste, mais à l’effet que la séance fait à l’analyste, l’effet que ça fait d’entendre ce qu’on entend, ou, pour l’envisager de manière plus large, diriger son attention sur l’appareillage psychique qui articule l’analyste au patient, et réciproquement, appareillage qui constitue à bien y penser le cœur même d’une séance de psychanalyse, sa raison d’être. Après sept ans de métier, j’ai tendance à considérer les observations que je fais sur mon propre état au cours de la séance comme un des indicateurs les plus pertinents de ce-qui-est-en-train-de-se-passer. À la fin de la séance d’hier je fais remarquer au patient que je suis excité, au moins autant que lui. Il me parle d’une femme, de l’effet qu’elle lui fait, il est tour à tour fasciné, grâce à elle il a eu accès à une intensité de l’expérience qu’il sait ne jamais plus retrouver à l’avenir, et terrifié, car elle est aussi celle qui détruit les hommes qui croise sa route, les soumet à l’addiction la plus irrésistible, ou bien les utilise comme des produits avec lesquels elle s’intoxique. Au bout d’un certain nombre de séances, il apparaît que l’espoir qu’il mettait dans l’analyse, que l’analyse l’aiderait à se détacher de cette femme, est vain. Il ne peux pas s’en détacher. L’analyste choisit alors de devenir fou avec lui sous l’effet de cette femme. L’excitation ressentie par l’analyste répond à l’excitation du patient, laquelle excitation est elle-même l’effet de cette femme sur lui, et donc l’effet de la femme qu’il amène dans la séance sur l’analyste et ainsi de suite. À la fin de la séance, l ‘analyste est en sueur, il lance des associations d’idées comme s’il souhaitait mitrailler l’objet toxique à l’aide des productions de son propre esprit, pour s’en prémunir, bref, il devient fou avec le patient dans la mesure où ils en sont capables, pour mieux approcher la folie de cette femme. Après la séance, je pends le temps d’observer mon propre état, d’en prendre note, puis j’y pense en regagnant mon automobile par les rues sombres de la ville, etc..

Considérer avec sérieux l’effet que fait la séance nous produit de nombreux bénéfices : cela nous aide notamment à mesurer avec plus de justesse ce qui est en train de se passer dans la séance et qu’une simple étude du matériau apparent (le cours du récit) ne permet aucunement de rendre compte. Ce que Bion appelle « l’arrière-plan émotionnel de la séance », dont la description manque cruellement dans la plupart des vignettes cliniques qui poussent comme des champignons stériles dans le champ de la littérature psyquelquechose. Un très bel exemple d’examen minutieux et soucieux d’une tel effet transférentiel sur l’analyste dans le cours d’une cure est présenté dans le texte de Pierre-Henri Castel, Le Cas Paramord, qui vient conclure le livre intitulé : La Fin des coupables, sorti récemment aux Éditions Ithaque. L’affect ici étudié est l’ennui — et c’est parce que l’analyste fait cas de son ennui que les perspectives finiront par se modifier, les modèles préconçus laissant la place à d’autres modèles de compréhension, des modèles de divulgation, à l’effectivité supérieure aux premiers. C’est là un second bénéfice évident qui invite à se lancer dans l’analyse de ses propres affects dans la séance : on change de vertex dirait Bion, on rajoute encore une dimension à l’espace-temps de la séance, si bien que les choses se présentent désormais potentiellement sous x dimensions, charge à l’analyste d’en choisir une (« le fait choisi » de Bion), plutôt qu’une autre, lancer un coup de sonde donc, charge au patient d’en privilégier une plutôt qu’une autre, et ainsi de suite, les séances dès lors se présentant dans une sorte d’incessant mouvement, comme un corps suffisamment souple, d’une grande plasticité, capable de s’étendre dans une direction, puis dans une autre, de se rétracter si besoin est, une sorte d’organisme vivant que l’esprit et le corps de l’analyste constituent.

Différents outils d’investigation, donc, et l’examen des affects de l’analyste lui-même en constitue la pièce probablement maîtresse (c’est très explicite dans la tradition kleinienne et post-kleinienne). Quand j’ai le bonheur de recevoir des analystes en supervision, je ne manque jamais de les interroger sur l’état dans lequel ils se sont trouvés en vivant les faits dont ils me font le récit — c’est à coup sûr le levier qui permet d’actionner l’ouverture d’une perspective propre à désaturer et, éventuellement, désintoxiquer, les séances. Il faut évidemment à l’analyste être capable de sincérité — au sens de Ferenczi (ou au moins, ce serait déjà pas mal, d’être conscient de sa duplicité ou de son hypocrisie éventuelle), et mieux encore, être capable de tolérer les effets d’avoir été sincère : on espère que l’analyse à l’issue de laquelle l’analyste est devenu analyste a servi à cela, apprendre à tolérer d’être sincère.

La variation dans l’usage des différents outils d’investigation devrait être délibérée : ce que Bion voulait dire en nous invitant à jouer avec la grille.

(la grille n’est pas une grille de référence, mais une matrice pour enrichir l’activité psychanalytique : il ne s’agit pas de retrouver la case où l’élément doit être rangé, mais de se servir au contraire de la grille pour déplacer délibérément un élément d’une case à une autre : ce qui vous semblait jusqu’à présent constituer un modèle théorique valable, essayez de le considérer maintenant comme un obstacle à la croissance, les faits que vous auriez spontanément classés dans la colonne des négations, efforcez-vous de les ressentir comme des actes, et cet enthousiasme qui vous gagne en déployant de concert avec le patient le tableau diagnostic d’une personnalité typique n’exprime-t-il pas simplement la satisfaction vulgaire de pouvoir enfin ranger le patient dans les pages d’un vulgaire manuel de psychologie ? — jouer avec la grille, tant que le patient vient, constitue une des formulations les plus justes du « devoir d’analyse » auquel l’analyste s’est voué en ouvrant son cabinet.)

Cette polymorphie des sens mis en œuvre par l’analyste, ce recours parfois simultané à une multiplicité d’outils d’investigation, cette capacité à courir plusieurs lièvres en même temps, comme ces gens qui sont capables aux tables des cafés de lire le journal tout en écoutant les conversations à la table d’à côté, observant le passage du monde sur le trottoir derrière la vitre, suivre le programme diffusé sur l’écran derrière le bar, cette pluralité des sens en éveil ne s’acquiert ni en lisant des livres, ni dans les écoles, mais par l’expérience. L’esprit de l’analyste est comme le corps d’un athlète : il lui faut de l’exercice, des assouplissements, se muscler un peu, de l’entraînement, la variation délibérée des gestes techniques — et c’est d’ailleurs dans ces inévitables moments de fatigue, quand l’esprit a besoin de repos, du recul qu’apporte le repos, qu’on prend conscience du soin que demande l’exercice de la psychanalyse pour l’esprit qui s’y adonne : car alors, fatigué, on se raidit, on perd en souplesse, on se répète bêtement, on devient stupide, on finit par ne plus rien entendre, et du coup l’ennui gagne, chaque séance est une station marquant le chemin de croix vers un calvaire, les patients ne sont plus que de la racaille, pour reprendre la triste expression de Freud relevé par Ferenczi, de la racaille décevante. C’est évidemment à ce moment-là qu’il faut, non seulement prendre du repos, mais ranger sa cabane à outils, comme le font les jardiniers durant l’hiver : les nettoyer, les polir, les affûter, les nettoyer — il n’est pas interdit de consulter à son tour, de suivre quelques séances de supervision.

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