Lectures de Sylvie Aubriot

Trois compte-rendus de lecture par Sylvie Aubriot augmentés de quelques commentaires de l’auteur

J’ai reçu il y a quelques jours un e-mail d’une lectrice, évènement je dois l’avouer assez rare dans mon cas, au point que j’en étais arrivé, comme Werner Kofler à me référer parfois à mes « non-lecteurs », plutôt qu’à mes lecteurs. Après un échange de messages à ce sujet, elle m’a autorisé à publier ses compte-rendus agrémentés de quelques remarques introductives de mon cru.

Comment lisons-nous ? Répondre à cette question mériterait un livre à tout le moins, et j’imagine que certains d’entre vous les auront en tête. La pluralité est de mise en cette affaire, et entre la lecture purement passive, si tant est qu’elle existe, où le lecteur s’efface tout à fait derrière le récit, et les lectures que j’appellerai ici « cannibales », on en découvrira tant et tant au gré de ses expériences et de celles des autres. J’ai dans ma bibliothèque quelques livres lus autrefois par un grand ami, qu’il m’avait aimablement prêtés : on s’est perdu de vue comme on dit, et j’ai conservé ces exemplaires, bien qu’ils soient absolument illisibles, parce que cet ami, un vrai grand dévoreur de livres, avaient l’habitude de souligner au crayon, et parfois à l’encre, tous les passages qui lui semblaient être dignes d’être soulignés. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il en appréciait beaucoup, des passages, au point que dans l’exemplaire qu’il m’a laissé de Cosmopolis, de Don de Lillo, et que j’ai en ce moment même sous les yeux, il ne se trouve quasiment pas une phrase qui n’ait pas fait l’objet d’un soulignement, sans parler des remarques marginales plus ou moins développées. Quand j’ouvre ce volume, je ne découvre pas tellement Don DeLillo, mais plutôt la lecture cannibale de mon ami, par ailleurs lancé à cette époque dans l’écriture d’un grand récit, triste épisode dont j’ai parlé naguère et je n’y reviens pas.

Ce que j’appelle lecture « cannibale » manifeste une volonté d’appropriation du texte, à des fins qui peuvent être j’imagine diverses et variées. Quand j’étais beaucoup plus jeune, au début même de ma carrière de lecteur, je soulignais aussi, et recopiais systématiquement sur des carnets, des passages qui m’avaient touché et, ce faisant, en soulignant et recopiant, je me familiarisais avec le style de chaque auteur. Pas mal d’écrivains se sont fait la main, pour ne pas dire la plume, en procédant de la sorte. J’ai des amis qui continuent de remplir ainsi des carnets, et ce quasiment depuis qu’ils ont appris à lire, et certains même font partager ces extraits sur les réseaux sociaux – une excellente manière de partager ses lectures, tout en peuplant son propre monde dont ces pages dérobées définissent les contours.

Une des manières de lire à laquelle je m’exerce de plus en plus souvent, c’est la traduction, depuis l’anglais essentiellement, mais aussi parfois le grec ancien. Il faudrait demander aux traducteurs patentés comment ils lisent, ou quelle est la disposition d’esprit de quelqu’un qui entreprend de traduire un ouvrage en langue étrangère. Je pense surtout à ceux qui ont une double casquette, d’écrivain et de traducteur – Claro par exemple (son blog est titré « le clavier cannibale » et on lui doit un nombre considérable de traductions, parmi lesquels quelques-uns de mes auteurs fétiches, William Gass, W.T. Vollmann, William Gaddis et, surtout, Thomas Pynchon, excusez du peu !).

Il m’arrive aussi de lire, et je suis certain que c’est là une expérience commune à bien des lectrices et lecteurs, à la seule fin d’alimenter mes rêves. Avant de m’endormir, je choisis de me plonger dans un ouvrage en particulier, en espérant que le monde qu’il évoque influence le monde de mes rêves à venir. Par exemple, en ce moment, je lis beaucoup de monographies d’ethnologie sur les peuples d’Amazonie, et je passe, pour autant que je m’en souvienne, une bonne partie de la nuit à chasser le pécari et à boire de la bière de Manioc avec quelques bons amis.

J’en viens à cette lectrice, Sylvie Aubriot. Comme on le devinera sans doute en la lisant, elle a elle-même publié plusieurs livres, romans, essais et nouvelles, et, ce qui ne gâche rien de mon point de vue, a consacré une part de sa vie à ces très nobles activités que sont la spéléologie, les peintures rupestres et le ski. C’est une lectrice tout aussi rigoureuse, qui lit vraiment ce qu’elle lit à fond et dans les détails, si l’on peut dire, ce dont je ne saurais me vanter, loin de là. Les éditions de l’Orpailleur, au catalogue desquelles comptent trois de mes ouvrages, font l’objet de sa plus grande attention, ce qui témoigne assez bien de ses goûts littéraires.

J’aime beaucoup sa manière à elle de lire. Elle glose, elle commente, complète parfois le texte – par exemple en ajoutant des titres à tous les fragments qui composent Sauver sa peau ! –, pratique l’association d’idées, et dialogue avec tel ou tel « personnage », n’hésitant pas à lui faire des reproches ou à s’en moquer un peu – et parfois même, c’est à l’auteur qu’elle s’en prend !

Si bien qu’en la lisant, elle, on découvre un nouveau texte, qui s’ajoute à l’original, l’enrichissant, ouvrant de nouveaux horizons. On y arpente ses montagnes à elle, en plus des miennes, nos expériences se cumulent, et ses propres histoires en viennent bientôt à hanter mes récits. Il y a là un dispositif qui mériterait de faire l’objet d’une œuvre à part entière, le genre de machinerie littéraire qui m’excite : partir d’un texte et, sous forme de notes ou de paragraphes distincts, en ajouter un autre, qui procéderait par pure association d’idées. Mieux encore, un second texte dialoguant avec le premier. Il existe déjà des auteurs ayant poussé fort loin cette expérience (et avec bonheur) – je pense ici à Pale Fire de Nabokov. (Ça tombe bien, mon prochain livre, Moldanau, repose principalement sur ce genre de dispositif, en plus tordu sans doute, chaque protagoniste de cette affaire littéraire tentant non seulement de faire sa place dans le cours de l’ouvrage, mais aussi de détruire les récits rivaux).

J’aime beaucoup aussi les remarques que Sylvie Aubriot adresse aux personnages et/ou à l’auteur (la distinction n’étant – délibérément – pas très claire en général dans mes récits). Être ou ne pas être d’accord avec les jugements (souvent à l’emporte-pièce) proférés par l’auteur (et/ou le personnage), se reconnaître dans la « lectrice de Caen » et se sentir visée, envisager même de « consoler » ce jeune paumé qui erre dans les pages d’Un Débarras et dont la misanthropie cache mal son manque d’amour maternel, etc. Voilà qui me ravit. Nombre de lecteurs à mon avis n’en pensent pas moins, mais, séparant, disons, la littérature de leurs propres affects, ou s’efforçant de le faire comme on le leur a appris, n’oseraient pas faire état de ce qu’ils éprouvent.

Bref ! Voilà donc une lectrice qui s’implique dans sa lecture, et n’essaie pas de ressembler à ces « critiques », dont la prose, malheureusement, inspire nombre de lecteurs, qui se sentent obligés de se cacher sous le vernis d’une illusoire « objectivité », décernant bons et mauvais points, tels des maîtres d’écoles (à la férule desquels j’ai juré de ne plus me soumettre).

Merci donc !

Lectures de Sylvie Aubriot

Alpestres

« Tout d’abord, Alpestres, dont vous avez bien voulu me faire cadeau et que j’ai lu en premier sans respecter, je l’ai vu après, la chronologie de l’écriture. Il m’a frappée pour plusieurs raisons, à cause du ton, qui ne cède ni au cliché ni à la facilité. Cette écriture dégage une énergie, une volonté d’être au plus près de ce qui est ressenti, sans concessions ni précautions.

Ensuite, il y a les lieux. Comme je vous l’ai déjà fait comprendre, j’aime savoir où cela se passe, à cause de mon goût prononcé pour les cartes de géographie, et là, ce sont des lieux avec lesquels j’ai eu des relations d’amour, les montagnes, ici les Alpes, qui m’ont très tôt attirée contrairement aux bords de mer que je fuis (à l’exception du Pyla, mais c’est parce qu’il y a la montagne de sable…) Je me suis donc intéressée à cet étudiant dépité qui se réfugie dans les altitudes, qui marche comme un malade pour y épuiser son trop-plein de testostérone inutilisée. Mais pour, ironie du destin, tomber entre les mains d’un type très inquiétant (on ne sait pas ce qui est le pire, entre les avances ou le sang dans la fourgonnette qui permet de tout supposer, la prétendue viande pour les chiens décharnés,) et qui finit par appeler sa maman… C’est écrit sous forme de variations, comme ces œuvres musicales où il y a un thème suivi d’une série de morceaux, et où ledit thème est plus ou moins sous-jacent avec en finale, sa reprise pure et simple, ce qui est le cas ici p . 68, exemple le plus célèbre, Goldberg.

Autre sujet, celui des choix (ou des erreurs au cours des choix) est également primordial dans cette histoire. S’il avait franchi tel col plutôt qu’un autre, il n’aurait pas échoué sous la pluie à Méribel à la merci du faiseur de golf homosexuel (et qui sait, assassin) en quête d’une proie. C’est smoking, no smoking. Regarder la TOP 25 ne suffit pas. Il faut décider et les décisions se prennent dans l’ignorance, dans le doute, dans l’urgence. Marcher au hasard ne peut pas se faire sans danger.

L’évocation de la laideur de certaines vallées industrielles et stations de ski en été m’a, là encore, rappelé quelques souvenirs pénibles de randonneuse, telle la ville de Méribel en effet, mais surtout Vars, et les Orres, Montgenèvre, Super Dévoluy, Avoriaz, et bien d’autres, lieux qui ont aggravé/provoqué mon rejet du ski alpin (que j’ai pourtant beaucoup pratiqué à une époque…) et de ses installations qui polluent et défigurent, de la façon dont il a détruit des pans entiers de montagne (la Moucherolle ravagée et ses scialets disparus dans le Vercors), de son côté qui se prétend « sportif » alors qu’il n’y a rien de sportif à se faire remonter avec des moteurs pour ensuite se laisser descendre sans effort. Pourtant, je reconnais profiter encore plus ou moins de ces installations et des dameuses qui vont avec, puisque précisément, j’ai skié (un peu par hasard, je dois dire, lors d’un séjour à Pralognan il y a deux ans) sur l’altiport et le golf évoqués ici, cet endroit réservé aux friqués qui viennent taper des balles ou atterrir dans leur avion privé, moi j’y étais sur la neige, sans rien payer si ce n’est ma carte nationale qui me permet d’user toutes les pistes désertiques des forêts de France tant que j’y arrive encore, mais qu’en vérité je n’avais rien à faire dans un endroit pareil, la façon dont m’avait toisée le tenancier du bar proche où j’avais bu un café en arrivant me l’ayant bien fait sentir, et que je n’avais donc aucun regret d’avoir ramassé une trentaine de balles perdues aux abords d’un golf, trois étés plus tôt pour, à l’aide de bâtons, frapper ces balles dans mon grand espace vaguement tondu devant ma maison, que j’ai baptisé le Swin Golf, le golf des pauvres, même si je ne suis pas pauvre, et juste pour plaisanter avec les amis de passage, lesquelles balles se perdent dans le bois en contrebas et sont quasi impossibles à retrouver sous les feuilles de châtaigniers, de chênes verts et les aiguilles de pin.

Alpestre est aussi une remontée dans le temps, un récit à rebours qui évoque ces jeunes héros confrontés, pour faire leurs preuves, à un parcours initiatique jalonné d’épreuves dangereuses. Ici, le torrent furieux, le glacier menaçant, l’orage, le terrassier inquiétant mais aussi le froid, la faim, la solitude, la fatigue, la peur. Cette accumulation d’expériences qui laissent leur empreinte, participe à l’accès du personnage à une sorte de sagesse, celle de lire les œuvres pour ses oraux et aller les passer, ce à quoi on ne s’attend pas vraiment après l’épisode de la manche devant la cathédrale Saint-Étienne…(ou je me revois, il y a dix ans ? avoir donné deux euros à un mendiant et m’être entendue dire, ah, ah, tu te donnes bonne conscience ?) Et plus tard, il fait la même chose à Santander, là encore, une sorte de variation dans le récit, pour moi Santander, c’est justement en l’été 88 quand j’ai eu l’autorisation par le Ministère de la Culture espagnol d’entrer avec cinq autres personnes dans la grotte d’Altamira, et où financièrement j’étais à un centime près et où je n’ai pas fait la manche, quand même, mais j’aurais pu finalement, parce qu’après cette visite préhistorique inespérée, nous n’avons pas pu aller au restaurant et nous avons campé sous une minuscule canadienne avec juste ce qu’il fallait pour pouvoir rentrer en France. Ces précisions pour dire que ce livre a résonné en moi de plusieurs échos très disparates, l’un d’eux étant celui de l’école, tout le mal qu’il peut en dire, pris tel quel au premier degré et j’ai du mal à le prendre autrement, c’est vraiment injuste, un véritable échec, où ma seule réponse pourrait être : imaginons qu’il n’y ait plus d’écoles, le confinement du printemps en donne une idée, et là ce serait selon moi au-delà de la catastrophe. D’autant que si on n’est pas un peu allé à l’école/ collège/lycée/université, il y a peu de chance qu’on puisse un jour lire quoi que ce soit concernant la théologie apophantique…

Le chapitre p. 39 à 41, que je qualifierais d’anaphorique peut là encore être comparé à une partie musicale, avec ses reprises de plus en plus développées destinées à ce que le thème central soit exploité au mieux, exploré dans sa totalité et se fasse entendre avec de plus en plus de force. L’apparition de la sorcière et de ce qu’il croit être une malédiction qui justifie l’appel à la mère, la bonne fée, qui pourrait seule conjurer le mauvais sort mais à cette mère, ô tristesse, il ne sera plus possible de parler, qui ne s’inquiète même plus, (mais n’est-ce pas terrifiant, inadmissible, le temps qu’une mère doit passer à s’inquiéter ?) pour découvrir que ce temps est passé, on ne revient pas en enfance, on est seul. »

Un Débarras

« J’ai déjà rencontré dans mes lectures des livres à une seule phrase, ce qui est déjà en soi une originalité mais là, si originalité il y a à ce texte, elle me semble plutôt dans sa facilité de lecture malgré la forme rébarbative, on ne s’y ennuie jamais, et dans sa sincérité, son honnêteté radicale, peut-être ment-il, invente-t-il, mais ce n’est pas l’impression que ça donne, et c’est de plus tellement au second degré, tout est exploré et disséqué, pour ne pas dire charcuté. On est immergé dans ce pessimisme, ce rejet de tant de choses, cette horreur de la médiocrité, de la facilité, qui parfois se teinte de mépris et d’injustice face aux gens, aux villes, aux maisons, ce qui est petit, ce qui est moyen… C’est aussi sans doute ce qu’il dit lui-même p.57, une diarrhée verbale, même si je préférerai régurgitation, rejet de tout ce qui lui est resté dans sa vie en travers de l’estomac. Pourtant cela s’écoule exactement comme un fluide, comme si les mots, au lieu d’être détachés, étaient collés entre eux ou dilués dans un liquide transparent qui les entraîne et leur permet de se déverser, mais pas dans de l’eau, plutôt un gel, le gel hydro-alcoolique avec lequel toute la population mondiale s’enivre à cette heure. Le résultat est prenant, presque jubilatoire, alors que sur le fond, c’est désespérant, c’est accablant. Preuve de réussite littéraire, à son corps défendant.

J’ai mis un certain temps, trente, quarante pages, à faire émerger ce que cela m’évoquait, soit Thomas Bernhard, Maîtres Anciens, lu quand ? je ne sais plus, je n’ai pas retrouvé le livre dans ma bibliothèque, parfois j’y date mes lectures, soit on me l’a prêté, soit je l’ai prêté, ce que je ne fais plus car j’ai besoin de mes livres, la preuve. A fait également surface dans ma mémoire, assez confusément, Cioran, De L’Inconvénient d’être Né, encore plus vieille lecture… et enfin des réminiscences de Nietzsche dont je n’ai lu que des bribes.

Donc, le personnage de ce débarras, que je vois alcoolique, asocial, paranoïaque, méprisant, obsessionnel, inadapté, solitaire, coléreux, agressif, hors norme, agoraphobe mais aussi téméraire, obstiné, lucide, plein d’autodérision, ironique, parfois sympathique, qui aurait besoin une bonne fois d’être consolé de l’existence, et finalement, je préférerais de beaucoup le croiser sur un sentier, tout seul avec son chien et ses chaussures, plutôt qu’un groupe de marcheurs braillards, avec un guide de surcroît dans un endroit où une bonne carte suffit.

Résultat, une opinion très partagée sur l’auteur, que je ne supporterais probablement pas tout un repas car, je le suppose, capable de m’écraser de sa morgue à mon égard que je serais incapable d’affronter, tétanisée par la certitude qu’il a raison sur mon compte.

À propos de la p. 82 et l’allusion à Ramuz : dans les années quatre-vingt-dix, après avoir lu Derborence, éblouie, je suis partie en Suisse pour voir de mes yeux l’éboulement, et je l’ai vu, j’ai marché sous les Diablerets, puis j’ai lu à haute voix des extraits à trois autres personnes la nuit suivante sous la tente plantée non loin, à Arolla, et le lendemain, j’ai descendu les échelles de fer qui donnent accès au glacier de Cheilon que j’ai traversé, ce sont de grands souvenirs de montagne, c’est pourquoi j’ai ressenti fortement les passages qui ont réveillé ces souvenirs.

En fait, il y a tellement de sujets abordés dans ce livre qu’il me faudrait plus de pages et de temps pour écrire tout ce qui m’est passé dans la tête. Les mots : foisonnant, dense, bouillonnant traduisent bien. Enfin il y a l’humour, la harangue aux cartons p. 32 et 33, la chasse à courre p 90 et 91, les coureurs en montagne rivés à leur chrono p. 120 et 121… et il a beaucoup de philosophie, de quoi proposer une bonne vingtaine de sujets de terminale.

En conclusion 1 : ce D.H me fait peur, oui, à cause de son… nihilisme ? et il m’a terrifiée à l’idée qu’il pourrait me lire et m’accabler de ses sarcasmes, ou qu’il me traite comme la lectrice de Caen, pas directement j’imagine, mais plus tard en les écrivant dans un livre comme celui-là, alors que je suis d’accord avec lui sur presque tout, (sauf l’école, je vais encore défendre l’école pendant quelques années). Et le retournement final n’y change rien.

En conclusion 2, ce livre ressemble au Stromboli (il le dit d’ailleurs p. 157, un volcan en fusion) avec ses explosions toutes les demi-heures qui secouent l’île et votre lit d’hôtel, ses éruptions où il crache sa lave fulgurante dans la mer par l’échelle de feu, flamboyant depuis l’antiquité sur l’humanité qui l’entoure, furieux et obstiné, l’entend qui veut bien, le comprend qui peut, l’admirent certains.

J’ai trouvé quelques coquilles et fautes dans Alpestres, que je ne note pas ici. Mais pas dans Un Débarras où, soit il n’y en a pas, soit je ne les ai pas vues, ou cherchées, peut-être à cause de la forme, je ne sais pas, ou de la façon dont je l’ai lu, sans respirer.

Conclusion 3 : c’est un livre à relire régulièrement, pour ne pas se laisser aller, pour se remettre d’aplomb, en question. »

Sauver sa peau

« Passons à vous. Donc, dès le début de ma lecture, j’ai été surprise de constater à quel point je rentrais vite dans ces histoires, ou plutôt ces scénettes. À chaque page, un petit monde se dévoile pendant quelques instants, et c’est le grand monde qui se trouve peu à peu éclairé par ces brefs récits, suite de flashes qui focalisent un point avant de le laisser replonger dans l’ombre et dans la réflexion du lecteur/de la lectrice. Même si je suis rarement satisfaite des adaptations de livres au cinéma, je n’ai pu m’empêcher d’y penser en vous lisant, j’ai imaginé une série de scènes séparées par des plans noirs de trois ou quatre secondes, avec des personnages qui reviennent (le meurtrier, le fils, vous…) cela pourrait faire un film à projeter en février 2022, par exemple. L’option pièce de théâtre serait aussi possible

Vous parvenez à mettre le doigt, ou le stylo, le clavier, sur un point sensible, vous appuyez là où ça fait du bien ou là où ça fait du mal, selon le point de vue, mais ce qui est sûr, c’est que chaque fois, ça fait quelque chose. Soit parce qu’on tombe d’accord avec l’un des personnages mis en scène, soit parce qu’il représente tout ce qu’on n’est pas, soit parce qu’il rappelle une situation vécue (ou un péril imminent), ou qu’on connaît quelqu’un qui l’a vécue, cette situation, ou qu’on se souvient d’un moment analogue, ou encore parce qu’on se sent directement concerné. Bien sûr, je parle pour moi.

Au bout d’une dizaine de pages, j’ai ressenti la nécessité de titrer chacune de ces scènes. Et c’est ce que je me suis mise à faire, direct sur le bouquin (au crayon à papier, quand même). Puis je suis revenue au début, j’ai complété et j’ai fait de même dans toute la suite, lue en quelques jours, à raison de six ou sept chapitres à la fois, même si le mot chapitre ne convient pas tout à fait. Je vous donne cette liste ci-dessous, je ne sais pas si elle vous sera utile ni ce que vous en penserez mais moi, j’ai bien aimé la faire, en tout cas. J’ai mis ce qui me venait à l’esprit à la lecture, sans chercher trop loin, en gros, première impression.

1 L’ermite dans sa grotte

2 Le Front National face à une possible accession au pouvoir.

3 La phobique sociale allergique aux ondes.

4 Les incapables du F.N.

5 Le vieux réac.

6 La richarde à vie parfaite qui s’ennuie.

7 Le type dont la femme accueillerait une famille de migrants et lui qui n’en veut pas.

8 Les vrais écologistes incompris.

9 L’éviction de Jean-Marie le Pen.

10 Les terroristes.

11 Et si le F.N prend le pouvoir…

12 Les banquiers, les faillites.

13 Les manifestants et les indignés inutiles.

14 Le mari qui a disparu.

15 Les intellectuels imbus d’eux-mêmes au F.N.

16 L’homme ou la femme des cités qui votait à gauche et se retourne vers le F.N.

17 La résignation des masses pauvres.

18 Le duo politique, devenir maire ?

19 Les manifestants en zone blanche, le marginal.

20 La future banalisation du F.N. au pouvoir.

21 Le désabusé intellectuel dépressif qui se réfugie dans les livres.

22 Le vieux qui se parle et ne croit plus à rien.

23 La femme désespérée qui a pris la fuite.

24 L’assassin du chef du Parti.

25 La communauté sélective.

26 Comment se débarrasser de le Pen père ?

27 Le Dupont de Ligonnès de Lozère.

28 Le cinquantenaire dépressif sans économies qui se retrouve au chômage.

29 Un qui va voter F.N et pas l’autre, outré.

30 Le gars qui veut se faire ermite.

31 Le vieux guide aux relents antisémites. (le médecin, l’historien)

32 Un Dupont-Aignan qui veut s’allier au F.N.

33 Le cultivé boiteux qui voudrait fuir la promiscuité.

34 Ceux qui, coincés dans leur vie de merde, haïssent les marginaux/émigrés.

35 La balance dans l’association, un type au passé trouble.

36 Le gars que se justifie d’envisager de voter F.N. en accusant son interlocutrice de gauche d’en être responsable.

37 La communauté dissoute de soixante-huitards, le village abandonné, le F.N élu dans le coin.

38 Le chômeur qui vocifère à Pôle Emploi.

39 Diatribe contre un gueulard d’extrême gauche.

40 L’homme suicidé ou perdu dans la neige.

41 Le lotissement loupé dans un village de montagne.

42 Le Noir rassurant qui dit que le F.N ne pourra pas faire grand-chose si, au pire, il est élu.

43 Le fils qui a fui ses parents de gauche pour rallier l’extrême droite et se tire pour toujours, quasi menaçant. (p 86 un passage vraiment frappant, sous la table !)

44 Le meurtrier recherché qui tue un riche.

45 La rupture d’un couple fatigué de lui-même.

46 Le chômeur privé d’allocations avec son dossier incomplet.

47 Le syndicaliste mis au placard, résigné et dégoûté de tout.

48 Le type venu d’extrême gauche qui va finir par voter F.N.

49 Le taré violent qui aime se battre mais qui n’est peut-être pas pire que ce que la société fait subir aux gens.

50 Le sauvage ermite qui doit sûrement être fou.

51 Le type convaincu de son idée débile, du genre grand remplacement.

52 Le château de l’Américain.

53 Les coups tordus du F.N., son cynisme.

54 Entre les deux tours des présidentielles, les parents dont le fils manifeste.

55 Celui/celle qui assiste à une expulsion, n’applaudit pas et ne s’y oppose pas.

56 Des zadistes délogés par la police en fuite et réfugiés dans une cabane en forêt.

57 L’activiste, le militant vieillissant devenu contemplatif et son copain scandalisé.

58 La femme qui s’est donnée à fond pour protéger le monde et s’y est épuisée.

59 L’historien radical et le désespéré retiré du monde.

60 Le militant F.N. dont la mère meurt et qui laisse tomber le Parti enfin au pouvoir.

61 La prière au château d’Alleuze, un soir d’orage.

62 L’anarchiste libertaire mystérieux qui traque les fascistes.

63 L’homme des bois devenu attraction touristique.

64 Le meurtrier qui continue à éliminer ceux qui selon lui doivent l’être.

65 Le chalet résidence secondaire envahi par des squatters et des chiens (disparus)

66 Le fils à la rue revenu finalement chez ses parents résignés.

67 Celui qui depuis toujours joint tout juste les deux bouts et qui n’en peut plus.

68 La femme de la cantine accablée qui ne sait plus quel parti prendre.

69 J.M. le Pen qui mourrait entre les deux tours et foirerait l’élection de sa fille !

70 L’apatride orphelin désabusé sur l’idée de nation.

71 Si M. Le Pen est élue…

72 Bien d’accord, moi aussi j’aime pas l’été, le Limousin et les trucs de famille.

73 Les extrémistes.

74 20 ans, 50 ans, les illusions perdues, mais quand même, il y a des gens qui le lisent, cet écrivain.

75 L’optimiste qui croit en lui envers et contre tout.

76 Le meurtrier qui renonce face à l’hydre et passe la main.

77 Le fantôme au milieu des types collés à leur écran, surveillés par d’autres.

78 Le déprimé qui renonce à toute amélioration de son état et attend la neige.

79 Émeutes et pillages, la folie de la consommation, les privilégiés et les autres.

80 Le fils mort dans une manif, et avant, en rage contre le père viré au F.N.

81 Les vies perdues et l’ami aussi.

82 Souvenir de l’orage d’Alpestre ? Rester vivre dans la montagne.

83 Les petits délires pour se consoler de la vie et des abominations du XX siècle.

84 Le photographe revenu de l’autre côté de la Terre et devenu ermite dans une grotte, sans doute pour sauver sa peau.

Cette lecture m’a ramenée (entre bien d’autres évocations) quatre ans en arrière où j’ai vécu les élections présidentielles dans un état de tension que je n’avais jamais traversé en pareille occasion depuis que je suis majeure, (avec un peu d’avance à l’époque, grâce à Giscard…) soit 74. Même en 2002 où j’ai manifesté avec beaucoup d’entrain (pour voter Chirac !! au second tour, mais quoi faire d’autre ?) je n’étais pas aussi horrifiée qu’en 17 par le cirque Fillon et tout ce qui est allé avec. Mais en vous lisant, je me suis surtout projetée un an en avant, à imaginer la menace qui plane, bien réelle. J’ai souvent clamé dans les repas de famille qu’il faut bien subir et où tout le monde finit par s’engueuler, que si le F.N. passe (ou R.N, ou le P.N pour rester dans votre choix) je pars, je m’exile, je me reclus. Mais où ? Les grottes ne manquent pas en Ardèche où je vis et après mes années actives de spéléo, j’en connais pas mal, très sympathiques, porches accueillants, sauf que je ne me vois pas y déménager mon ordi et ma connexion internet… Quant à l’étranger, pas l’Autriche, pas le Brésil, pas la Turquie, pas la Birmanie… pour ne citer qu’eux. S’exiler, on peut le dire, mais le faire pour de bon, c’est vraiment une autre paire de chaussures de marche, il en faut des bonnes, des Koflach, comme les vôtres, qui m’ont rappelé mes Meindl (vrai cuir) que j’ai tant aimées, même si moi, je ne leur ai pas fait une petite sépulture en montagne. Reste toujours, si on ne veut pas sauver sa peau, le suicide en montagne dans la neige, de préférence avec mes skis de skating (ce que je fais de mieux, je ne crains pas de le dire) aux pieds. Mais il faut qu’il neige ! et cela aussi devient un problème, les sorties sur le plateau ardéchois et dans le Vercors se terminent de plus en plus tôt. Voilà pour le fond. »