Le pari perdu de la “dissuasion” par la guerre économique

Une des scènes les plus fascinantes de la guerre en cours : la télévision Russe a diffusé (en différé et expurgé de quelques “nuances” (sic)) le dernier Conseil de sécurité, durant lequel Poutine et ses ministres sont réunis pour montrer leur unanimité :

En réalité il s’agit, dans la grande tradition Soviétique, de démontrer le pouvoir du chef, lequel fait se rasseoir le pauvre Sergueï Narychkine, chef du renseignement extérieur, le seul à avoir paru hésitant en évoquant, bafouillant, la recherche d’une solution pacifique.

C’est l’Union Soviétique dans ses pires moments, version web.2.0. Ceux qui s’en indignent aujourd’hui ne voulaient pas voir que le régime dirigé par Poutine n’a absolument rien d’une démocratie – tout comme le régime Chinois (soit deux des plus grandes puissances économiques et militaires au monde). On devine déjà l’ambiance de purge qui accompagne généralement les guerres aussi bien dans les arcanes du pouvoir Russe (les hésitants comme Narychkine sont déjà morts de trouille) et bien évidemment en Ukraine (vu la manière dont Poutine parle des dirigeants Ukrainiens, il vaudra mieux pour des derniers se barrer aussi vite que possible si jamais les Russes prennent le pouvoir à Kiev.)

Ce qui me frappe surtout, c’est, rétrospectivement, cette sorte de pari sur lequel reposent les relations internationales depuis la chute du mur : l’idée que l’extension sans limite du marché mondial libéré allait de facto garantir la paix.

C’est à la fois candide et cynique : cynique, parce qu’en réalité les guerres n’ont jamais cessé, mais elles se déployaient sur des terrains “marginaux” – au sens où les populations des pays occidentaux, à commencer par l’Europe, n’en étaient pas affectés directement.

Candide parce qu’on supposait que des régimes autoritaires, non-démocratiques, en étant considérés comme des partenaires économiques plus ou moins fiables impliqués dans une “guerre” économique, seraient ainsi dissuadés de mener une guerre militaire.

Je ne sais plus qui disait récemment que l’Europe avait été bâtie pour la paix, ou du moins, pour cette sorte de paix que semblait garantir la guerre économique, et qu’elle est fort mal adaptée, conceptuellement, institutionnellement, à une guerre militaire d’envergure.

Il y a derrière tout cela une forme de déni : au nom des échanges économiques, de l’interdépendance qu’ils induisent, on ferme les yeux sur ces régimes autoritaires et la situation des gens qui vivent sous leur joug. On relativise.

Le capitalisme “sans limite”, l’économie mondialisée a fait le pari que l’impératif de défendre ses intérêts dans une sempiternelle guerre économique protégeait les populations d’un conflit majeur. Ça a toujours été faux : une grande partie de la population du monde a souffert et souffre encore de la mondialisation. Mais c’est encore plus faux aujourd’hui : la force soi-disant dissuasive de la guerre économique est en échec. Parce qu’on a cru que le marché, sa main invisible, allait contraindre un Poutine ou un Xi Jinping à se tenir tranquille (ou du moins à se contenter des terrains “marginaux” de la guerre militaire).

Reste à voir quelle sera la réaction des milieux d’affaire, en Russie, notamment chez les oligarques (que Poutine a repoussé plus ou moins des premiers cercles du pouvoir), mais aussi chez toutes ces entreprises dans le monde qui travaillent et font du business avec les entreprises russes, ou dépendent des ressources extraordinaires du pays. Exclure la Russie des échanges mondiaux n’est pas si simple qu’il y paraît : d’abord parce qu’il existe des partenaires alliés, à commencer par le Chine, et sans doute l’Inde. Ensuite parce que des mesures d’exclusion trop radicales fragiliseraient également pas mal d’entreprises occidentales (voire des économies qui dépendent directement des ressources Russes, comme le gaz, le pétrole ou le charbon).