Le Colporteur

Alors ce qui est étrange, c’est que, depuis que j’ai commencé à écrire Moldanau, je suis hanté par le personnage d’un colporteur, dont on verra qu’il est peut-être le “fil rouge” de l’ouvrage si on peut parler ainsi, dans la mesure où on le retrouve à de nombreuses reprises, dans différentes récits, et que son existence “réelle” est toujours considérée comme hautement suspecte.

Et puis, en lisant des textes de voyage des XVIIè et XVIIIè siècles, je découvre pour ainsi dire mon colporteur “en chair et en os” – je le découvre dans cette littérature après l’avoir imaginé, ce qui est étrange. le voici donc dans l’ouvrage de Daniel Roche sur les circulations en Europe, qui lui consacre deux ou trois chapitres (dans la lignée de l’ouvrage de Laurence Fontaine sur l’histoire du colportage auquel il se réfère)

“La concurrence des colporteurs et des sédentaires est révélatrice d’une fonction distributive disputée autant que du conflit habituel entre stabilité et mobilité. On l’entend dans l’ordonnance sur le colportage édictée en Alsace en 1740 :

« Vu que de fréquentes plaintes nous sont parvenues que de nombreux étrangers et des personnes non domiciliées dans le royaume, tels que Savoyards, Italiens et autres populaces de merciers et crocheteurs et juifs errant à l’entour, avec toutes sortes de marchandises et épiceries de basse qualité, mauvaises, font du colportage dans les villes, bourgs et villages, et fournissent fâcheusement aux gens des marchandises en partie mauvaises et sans valeur, les incitent à acheter, et parfois gagnent beaucoup d’argent et l’exportent hors du pays. Par contre, ils n’acquittent ni impôts et taxes, ni douanes, ni corvées, ni autres charges, mais ils enlèvent de leurs bouches nourritures et pains aux merciers et marchands sédentaires, devenus bourgeois, qui tous supportent et subissent les charges de bourgeoisie et les gênent dans leur commerce ; et ces ambulants, comme l’expérience l’apprend, sont la plupart du temps des gens fort suspects et de simples errants. Gracieusement, nous décrétons que le colportage n’est pas permis à des étrangers et à des personnes non résidentes sans autorisation spéciale de notre part et de notre chambre de commerce… »

(…)

“Martin de Strasbourg, au XVIIe siècle, reprend autrement l’antienne : «Mais proprement qu’est-ce qu’un colporteur? C’est un mercerot qui porte un panier pendu à son col, garni de rubans de soie, de fleuretons de laine, lacets, aiguillettes, peignes, petits miroirs, étuis, aiguilles, agrafes, et autres semblables choses de petits prix. Il y en a d’autres qui portent çà et là des almanachs, livres d’ABC et des petits romans, de Mélusine, de Maugis, des Quatre Fils Aymon, de Geoffroy la Grande Dent, de Valentin et l’Ours, des chasse-ennuis, des chansons mondaines, sales et vilaines, dictées par l’esprit immonde, vaudevilles, vilanelles, airs de cour, chansons à boire… ». Ici apparaît la spécialisation et aussi la dénonciation, topos des juristes et des clercs contre une littérature de divertissement. Le colporteur qui vend de tout, pas toujours, pas seulement, peut se cantonner aux livres et aux brochures. Surtout, il vend de tout à tous, à la chaumière et au château, en ville et à la campagne, aux notables, aux curés, aux paysans. Louis Simon, à La Fontaine, attend avec impatience les retours du colporteur Boistard qui lui fait lire romans et cantiques. Sans le colporteur de livres, il faut quitter le village, marcher vers les bourgs, attendre les jours de foire. Les pratiques attendent le marchand forain, le guettent, lui rendent de menus services ; les aubergistes et les paysans entreposent ses effets et ses marchandises, mais la sympathie se gagne et se conserve si le crédit et la confiance l’emportent. En Italie, les curés font sonner les cloches quand les colporteurs représentants de Satan arrivent aux villages; en France, ils les dénoncent aux évêques, et avec eux les mauvais livres et les mauvais esprits, diffuseurs de philosophie comme avant le XVIIIe siècle d’hérésie, «proxènes ambulants ». La montée de la méfiance ne cessera pas et elle culmine au XIXe siècle avec l’attachement des consommateurs.”